Une recherche du temps suspendu
Hors-saison de Basile Mulciba, Gallimard 2023
Que se passe-t-il quand il ne se passe rien ? Observer l’attente, assis sur la rive du temps qui coule, et se contempler dans son reflet, c’est la recherche de Hors-Saison, premier roman de Basile Mulciba, paru chez Gallimard en août 2023.
L’intrigue en est simple comme une nuit d’hiver : Yann, jeune étudiant en médecine, étouffe dans une vie trop facile, qui manque de sens. Il saisit la première occasion de partir, qui se trouve être un poste de saisonnier dans une station de moyenne altitude. Là, il rencontre Hans, Joachim, Charlotte et quelques autres, qui tous attendent la neige, et avec elle les flots de touristes, d’activité, et d’argent. Dans ce monde de l’attente et de l’impuissance humaine, chacun révèle sa nature profonde, celle qui reste quand il n’y a rien d’autre. Yann découvre la sienne, patiemment, tandis que décantent les illusions de sa vie d’avant. Sa mue a une douceur hypnotique et distante, d’une mélancolie gracquienne. Puis l’hôtel est enseveli sous les difficultés financières, sous une nouvelle couche d’incertitude, jonchée de factures et de reconnaissances de dettes. Il y avait le Rivage des Syrtes, il y avait Le Désert des Tartares, il y aura la montagne des patients, des exilés volontaires, et des contemplatifs.
Ce livre me fera croire à la magie ! Je l’ai commencé dans un train, comme le héros, bercée par ce roulement régulier qui ne me quittera pas de toute la lecture. Comme le héros, je devais gérer une formation dans les Alpes, qui n’était ni annulée ni confirmée. Comme le héros, je cherchais moins des réponses qu’à formuler plus précisément mes questions… Mais à bien y regarder, la magie, c’est d’avoir exprimé la vérité d’une époque. Nous avons aujourd’hui tant de choix, de possibilités, d’informations… Les réseaux sociaux, la vie moderne, nous donnent l’occasion de rencontrer plus de personnes en une journée que nos grands-parents en une année entière. La difficulté n’est plus d’avoir le choix, mais de choisir — et donc de renoncer. Il devient tentant de se complaire dans l’indécision de tous les possibles, de ne renoncer à rien en ne choisissant rien, et de suivre le héros hors des saisons, du temps et de l’espace, dans la ouate d’une neige qui ne vient pas.
Si je me retrouve tant en Yann, c’est aussi parce que le héros de mon dernier roman lui ressemble comme un frère. Je l’avais même surnommé Gratwanderer, d’un mot allemand intraduisible, qui signifie le “danseur de la corde raide”, celui qui marche entre deux abîmes sans jamais choisir, qui, entre le noir et le blanc, refuse le gris. L’idée me paraît si contemporaine et si vraie que j’en avais fait un recueil de nouvelles, Les Indécises, qui explorait ces moments suspendus, chair et poisson, figue et raisin, qui refusent de choisir. On peut hésiter, c’est un acte. Mais on est indécis, et ça, ce sont des personnages.
“Le rassurant de l’équilibre, c’est que rien ne bouge. Le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour faire tout bouger” écrivait Gracq dans Le Rivage des Syrtes. Il aurait trouvé en Basile Mulciba son disciple, au souffle plus retenu cependant, et à l’encre plus froide.
C’est qu’il est, comme nous tous, pris dans ce paradoxe : nous avons une profusion de données climatiques, de prévisions, d’indications météorologiques, et pourtant si peu de prise sur le temps. Le temps se dérègle : le temps qu’il fait, et le temps de l’urgence. Il faudrait agir, se mobiliser, changer notre mode de vie. Il faudrait… Et comme le héros, face à l’immensité de la tâche, nous restons sur notre sommet stérile, à attendre la neige en espérant un miracle. L’indécision a sa douceur dangereuse, et c’est celle que décrit Hors-saison.
Mon seul regret, c’est justement que ce livre manque de saison. Au sens historique, saison vient de semer, c’est ce moment propice qu’il ne faut pas manquer, celui de sortir planter les graines pour les voir pousser. Il a dérivé dans la cuisine, pour parler des fruits mûris à temps ou des plats cuits à point. Il nous donne aujourd’hui le mot : assaisonner, trouver le parfait équilibre au goût de chacun. Comme les crozets aux poireaux qu’affectionnent les personnages, on peut reprocher à Hors-saison de se digérer lentement en laissant une mélancolie vague. Mais l’auteur m’a promis que son prochain roman serait assaisonné de plus d’amour (le vrai, pas les relations univoques et finalement assez réflexives de Yann) et d’ambition. En espérant qu’il ne se fasse pas attendre, attendre, attendre…
Hors-saison, de Basile Mulciba, paru chez Gallimard en août 2023. Collection Blanche, 192 pages.