Trotsky en Corrèze
Généalogie d’une rumeur, par G. & Y. Beaubatie, 2007
Ce livre à la couverture d’un sensationnalisme dépassé et au titre improbable, Trotsky en Corrèze, ne payait pas de mine. J’y ai trouvé une magistrale analyse psychologique, historique, politique et sociologique de ce qu’est une rumeur, comment elle naît, comment elle devient crédible, comment elle se répand.
À partir de l’entrefilet d’un obscur académicien annonçant la présence de Trotsky à Château Bity (devenu Château-Chirac, en Corrèze), en 1934, les auteurs, Gilbert et Yannick Beaubatie, détricotent le vrai du faux, et surtout mettent à jour les mécanismes de la calomnie. Le résultat est un essai passionnant, incarné, qui retrace la grande et la petite histoire de la France des années 1930, et qui trouve aujourd’hui, à l’heure de l’union des gauches, des fake news et de la post-vérité, un écho surprenant.
Sa préface le résume bien : “Gilbert et Yannick Beaubatie […] ont installé leur chevalet au croisement du mot rumeur et du nom Trotsky pour nous peindre de l’Histoire comme on l’aime, de l’Histoire qui nous empoigne et nous entête, qui tient du polar mais qui sait entraîner à cette réflexion civique et morale dont nous avons tant besoin aujourd’hui.”
Mon dieu, protégez-moi de mes amis…
Quel destin ! “J’ai eu pour universités la prison, la déportation, l’émigration. J’ai été emprisonné à deux reprises, sous le régime tsariste, et j’ai été détenu au total pendant quatre ans. J’ai été déporté environ deux ans la première fois et quelques semaines la seconde fois. Je me suis évadé deux fois de Sibérie. J’ai émigré deux fois et la durée totale de mon émigration a été d’environ douze ans, dans divers pays d’Europe et d’Amérique : deux années d’émigration avant la révolution de 1905 et presque dix années après l’écrasement de celle-ci. Pendant la guerre, j’ai été condamné par contumace à la prison dans l’Allemagne des Hohenzollern (1915) ; l’année suivante, j’étais expulsé de France en Espagne où, après une courte détention dans la prison de Madrid et un séjour d’un mois sous la surveillance de la police à Cadix, je fus expédié en Amérique. C’est là que je vis venir la révolution de Février. Rentrant au pays, de New-York, je fus arrêté, en mars 1917, par les Anglais, et retenu un mois dans un camp de concentration au Canada. J’ai participé aux révolutions de 1905 et de 1917 ; j’ai été président du Soviet des députés de Pétersbourg en 1905, puis en 1917. J’ai pris une part active à la révolution d’Octobre et j’ai été membre du gouvernement soviétiste. En qualité de commissaire du peuple aux Affaires étrangères, j’ai mené les pourparlers de paix à Brest-Litovsk, avec les délégations allemande, austro-hongroise, turque et bulgare. En qualité de commissaire du peuple à la Guerre et à la Marine, j’ai consacré environ cinq années à l’organisation de l’Armée rouge et à la reconstitution de la Flotte rouge. Pendant l’année 1920, j’ai joint à ce travail la direction du réseau ferroviaire qui était en désarroi. […] En janvier 1928, j’ai été déporté par le gouvernement soviétique [stalinien] et j’ai passé un an sur la frontière de la Chine ; j’ai été expulsé en Turquie, en février 1929” écrivait déjà Trotsky dans Ma Vie, en 1930. Suivront les exils français, norvégien, mexicain et l’assassinat.
Mais l’exil, la prison, les assassins ne suffisaient pas. Après l’homme, ses idées. L’œuvre de Trotsky a été attaquée par les staliniens, par les socialistes, par divers courants trotskystes incapables de s’entendre. Aujourd’hui, elle est ridiculisée par toutes sortes de créations d’un goût douteux. De la série Netflix qui le présente en sex symbol — tenue de cuir complète, des bottes à la casquette — à la comédie canadienne où un étudiant est persuadé d’être la réincarnation de Trotsky, le fondateur de l’Armée rouge n’avait décidément pas eu un destin suffisamment tragique : aux morsures et aux sifflets, il manquait le coup de pied de l’âne.
Rarement personnage historique aura inspiré tant de fictions, et si diverses — alors que les documents historiques ne manquent pas, et qu’il a lui-même pris soin de documenter très précisément sa biographie (Ma Vie, 1930) et son héritage (rapport Dewey, 1937).
Il aura rédigé plusieurs milliers de pages en exil, pour expliquer et justifier sa pensée et ses actes. Il aura fait des milliers d’articles et de discours publics, dans plusieurs langues et pays, assez facilement accessibles malgré la censure stalinienne. De 1917 à 1921, il aura publié les premiers tomes de ses œuvres complètes aux éditions d’État de la RSFSR (Gozisdat), au total dix-sept volumes. Et pourtant…
“Trotsky est un personnage qui semble destiné à provoquer des activités mythogénétiques” écrit Jean van Heijenoort, dans Sept ans auprès de Léon Trotsky, après que l’effervescence médiatique les ait chassés de leur exil à Barbizon. De fait, on s’étonne de ce qu’un personnage au rôle historique si déterminé ait suscité tant de rumeurs, de mensonges, inspiré tant de fictions et continue aujourd’hui de déchaîner les passions.
Trotsky, “le Juif errant de la révolution permanente”, leader bolchevik, intellectuel autant qu’homme d’action, fondateur de l’Armée rouge, inquiète et fascine. Tantôt peint en chef de guerre sanguinaire, tantôt en martyr de Staline, difficile de s’en faire une opinion monolithique ! C’est un aimant à rumeurs, et un cas d’école de la manière dont elles naissent, “prennent” dans un terreau favorable, et se répandent.
Recette pour une rumeur réussie
De ce très mince événement, un article annonçant l’arrivée de Trotsky en Corrèze, les auteurs tirent de véritables leçons de propagande. Ils dissèquent les éléments qui ont donné crédibilité, intérêt et viralité à cette nouvelle. De là, une anatomie de la rumeur qui fonctionne :
D’abord, celui par qui le scandale arrive : il faut une caution, une figure dont l’autorité rejaillisse sur la nouvelle. Georges Lecomte, auréolé du prestige de l’Académie Française et d’un parcours politique ambigu oscillant entre radicalisme et droite modérée, vieillard rassurant à barbe blanche, rompu au jeu médiatique, avait tout pour plaire aux lecteurs des années 30. Son portrait est celui de n’importe quel notable de l’époque, catholique, patriote et revanchard (car bien que la France figure parmi les vainqueurs de la Première Guerre Mondiale, on reprochera souvent à Trotsky d’avoir été l’artisan de la paix de Brest-Litovsk, à laquelle on attribue un inutile prolongement de la guerre sur le front Ouest).
Ensuite, un mobile. Si on n’agit pas sans mobile, le mobile ne suffit pas à prouver l’acte. Pourquoi Trotsky se serait-il retrouvé au fin fond du Limousin ? Les auteurs évoquent la Guerre d’Espagne, qui faisait alors rage de l’autre côté des Pyrénées, mais repoussent l’argument : les émigrés républicains étaient bien moins nombreux en Corrèze que dans les départements plus proches de la frontière.
Ils considèrent ensuite l’hypothèse d’une agitation intérieure, pour déstabiliser le régime français en encourageant les manifestations anti-fascistes, l’union des gauches et le poids du trotskysme dans une SFIO balbutiante. L’idée est elle aussi rejetée, en s’appuyant sur de nombreuses sources qui attestent de la méfiance de Trotsky envers Blum, de son internationalisme et de son rejet des compromis avec les bourgeois libéraux.
Faudrait-il alors chercher un motif occulte, qui aurait mené Trotsky en Corrèze ? En 1934, il est tout trouvé : l’”hydre franc-maçonne” et le mysticisme dont elle s’entoure en fait un repoussoir idéal, où stalinisme et antiparlementarisme, xénophobie et antisémitisme se rejoignent. Seulement, Trotsky a écrit on ne peut plus clairement contre la franc-maçonnerie, qui représente l’attachement bourgeois à des formes archaïques de gouvernement, et sert surtout de prétexte à exprimer un virulent antisémitisme, pour lequel les Frères seraient l’avant-garde d’un mouvement destiné à soumettre la civilisation aux intérêts juifs.
Non, la crédibilité du motif importe peu dans la diffusion d’une rumeur. Il est plus utile de chercher quels sont les motifs d’y croire. L’affaire Stavisky, l’émeute du 6 février 34, l’antimaçonnisme et l’antisémitisme en France ; aux frontières la Guerre d’Espagne et la Nuit des Longs Couteaux, sont des raisons de trouble bien suffisantes pour exciter la haine et la médisance.
Un écho d’une actualité surprenante
G. et Y. Beaubatie l’affirment : “[La rumeur] constitue, à sa manière, une radiographie de la société à un moment déterminé”. Ce que révèle “l’affaire Trotsky en Corrèze”, c’est d’abord et avant tout la cartographie des intérêts, des peurs et des haines qui constituait la France de 1934. Marc Bloch, dans ses Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles et la guerre, y voit même un miroir de l‘inconscient, plus fidèle que les déclarations : “Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui préexistent à sa naissance ; elle n’est fortuite qu’en apparence, ou, plus précisément, tout ce qu’il y a de fortuit en elle c’est l’incident initial, absolument quelconque, qui déclenche le travail des imaginations ; mais cette mise en branle n’a lieu que parce que les imaginations sont déjà préparées et fermentent sourdement. […] la fausse nouvelle est le miroir où la conscience collective contemple ses propres traits”
Pour le lecteur de 2024, quatre-vingt-dix ans plus tard, la rumeur s’appelle “fake news” mais obéit à des mécanismes identiques. Et à l’heure de la manipulation massive de l’information en ligne, d’une part inconsciemment lorsqu’il s’agit des bulles de filtres et les algorithmes de curation sur les réseaux sociaux, qui nous enferment dans ce qu’on veut croire, d’autre part consciemment par des puissances étrangères, il est crucial de faire la part entre une information crédible et une nouvelle vraie et vérifiée.
Si, sans les outils actuels de modification d’images ou de surproduction automatisée, le mensonge de la présence de Trotsky à Tulle a pris, et n’a jamais été sérieusement été démenti, on peut aisément imaginer — et s’effrayer — de la viralité probable de n’importe quelle information un peu sensationnelle, qui saura exploiter les peurs et les haines de notre société.
Les critiques que la presse de droite opposait à l’union des gauches, en 1934, la définition que Trotsky donne du fascisme “parti de désespoir”, la collusion entre extrême-droite et religions, la manière dont Hitler se fait prendre au sérieux en France, alors qu’il n’apparaissait d’abord que comme un insignifiant agitateur populiste, sont à nouveau d’une brûlante actualité.
Un bouc émissaire, un mensonge auréolé de l’autorité de son auteur, et si possible du prestige d’une institution, un public avide de sensationnalisme et une presse sans nuances… et n’importe quelle fausse information pourra passer pour vraie, sans autre forme de procès. Le récent attentat dirigé contre Trump en a encore donné un exemple : on a vu fleurir en ligne des théories plus absurdes les unes que les autres, évoquant des complots pédo-sataniques, l’influence du wokisme, un lobby transgenre, une trahison du FBI, et relayées par des réseaux sociaux qui ont devancé la presse comme source d’information, auprès d’un public qui ne demande qu’à y croire.
En somme, Trotsky en Corrèze est un salutaire exercice d’analyse socio-historique, qui remonte à l’origine d’une rumeur, la dissèque, nous montre son origine et ses canaux de diffusion, pour mieux nous immuniser contre les ravageuses épidémies de fake news. L’opinion est plus qu’une arme : c’est le champ de bataille des guerres virtuelles.
Le dernier mot revient à Trotsky lui-même, qui écrit dans Ma Vie : “La calomnie ne peut être une force que si elle correspond à un besoin historique”. C’est ce besoin et cette force que Gilbert et Yannick Beaubatie analysent, avec de nombreuses références et un style d’une mordante ironie, qui n’a rien perdu, aujourd’hui, de son énergie ni de sa pertinence.