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Ruer et faire braire

7 min readMay 1, 2025

Les Ânes Rouges, par Jean-Marc Levent

Je voulais écrire un mémoire de philosophie sur Alain. La Sorbonne l’a refusé, au prétexte qu’”Alain est un professeur de philosophie, pas un philosophe”. Il est vrai que je voulais le faire sous la forme de propos, ces récits courts qui partent de faits concrets et les élèvent aux idées générales — la métaphysique insufflée dans le journalisme. Quelques années plus tard, j’ai publié Fantasia chez Grasset, une série d’histoires vivantes qui font miroiter les différentes facettes de l’intelligence artificielle, dont la forme est inspirée des propos.

J’ai ainsi pu, tout à la fois, confronter un enseignement philosophique monolithique à un sujet aussi contemporain, ambigu et polymorphe que l’IA ; et rencontrer Jean-Marc Levent, directeur commercial de Grasset, auteur des Ânes Rouges.

Ce livre dresse la généalogie des figures qui, de l’intérieur, ont interrogé et critiqué l’institution de l’enseignement philosophique en France. Le titre, Les Ânes Rouges, fait directement référence à une citation d’Alain, placée en épigraphe : “En toutes les ligues, en toutes les associations, en tous les états, il se montre un bonheur d’acclamer, d’approuver les comptes, et de dormir, en haut, en bas, pendant un an, comme si les statuts pouvaient penser. Il y a aussi en ces assemblées de vrais croyants, un petit nombre de ceux que j’appelle les ânes rouges, qu’on ne peut atteler, qui ne croient rien. Ceux-là ont la foi, la foi qui sauve.” (Libre Propos, mai 1931)

Bruits de coulisses

Les ânes rouges, ce sont donc ces penseurs qui, tout en faisant partie de l’institution universitaire, ont porté un regard critique sur ses pratiques, ses programmes, ses examens, et ses mécanismes de reproduction. Lagneau, Alain, Nizan, Politzer, Sartre et Beauvoir deviennent les personnages principaux d’un travail de recherche qui peut se lire comme une contre-histoire de l’institution philosophique, ou comme une galerie de portraits de penseurs indociles, sur plusieurs générations, avec Alain comme figure centrale.

Mais c’est encore l’auteur qui en parle le mieux :

“Comme on le découvrira, on assiste avec Alain au paradoxe suivant : le professeur de philosophie en défiant l’institution valorise le niveau et la qualité de cette même institution. Il introduit une contradiction entre des enseignants qui déversent les contenus d’un programme et l’exercice du libre-arbitre, de la critique et de l’autonomie du jugement que requiert la pratique de l’enseignement philosophique. Nous étudierons, à partir de témoignages, la question du maître à travers le rapport d’Alain à Jules Lagneau, et l’antagonisme radical qui oppose le professeur au maître. Nous analyserons également l’enthousiasme et l’adhésion à la parole du maître et le système d’argumentation utilisé. À partir de là, nous examinerons le jeu complexe entre le professeur de philosophie et le philosophe, avec pour exemple, l’usage qu’Alain fait de l’héritage de la philosophie classique et son rapport à Kant et Spinoza. Nous tenterons de définir les raisons de son pacifisme, sa colère contre l’État et, à la différence de Paul Nizan, son rejet des solutions violentes. Puis nous présenterons, dans sa transversalité, le rapport entre la philosophie, la politique et le journalisme comme lieu d’attachement ou de rupture avec l’institution scolaire et de déterritorialisation de l’activité philosophique.”

Très vaste programme, dont on retrouve l’ambition dans une riche bibliographie, qui fait la part belle aux propos d’Alain, mais aussi à des textes d’Althusser, Durkheim, Politzer, Beauvoir ou Aragon. J’ai aussi eu la surprise d’y retrouver d’anciens professeurs de licence, Alain Renaut et Pierre-Henri Tavoillot — c’est un exercice instructif de revenir, avec douze ans de recul, et dans la position de critique, sur une pédagogie où je tenais le rôle de l’étudiante.

Diogène fonctionnaire ?

L’histoire commence avec Victor Cousin, qui a donné son nom à la rue où se trouve la Sorbonne. J’ignorais tout de ce fondateur, qui aura connu la prison et les honneurs. Avec lui, l’enseignement de la philosophie s’institutionnalise, prend des allures de régiment. Mais c’est de ce creuset que sortiront des figures comme Jules Lagneau, et à sa suite Alain.

Or pour ces “pédagogues de l’abîme”, la philosophie doit être une matière vivante, dynamique, qui s’oppose à la domestication de la pensée. “Elle invite à se défier des dogmes, des professions de foi, des doctrines, incite chacun à s’interroger sur son rapport au monde et certains à s’engager et s’exposer, donc agir”. Et si aujourd’hui, ce sont de monotones pratiques culturelles de masse, et d’uniformes répétitions du discours dominant qui font figure de chiens de garde, face à eux, le professeur de philosophie a plus que jamais le rôle de chien enragé, celui “d’aboyer et de mordre”, de former les esprits à une pensée libre et critique.

En creux, Jean-Marc Levent interroge ce qu’est une éducation à la liberté, un enseignement de l’indocilité, du citoyen contre les pouvoirs. La réflexion se prolonge avec d’autant plus d’intensité à l’heure où les influenceurs au contenu “curaté par IA”, adapté sur-mesure à ce que chacun a envie d’entendre, font de l’influence un métier et une vertu. Alain se méfiait du “bonheur d’acclamer”, que penserait-il de celui de “lâcher des likes” ?

ENS promotion 1890, avec Alain, Léon Blum et du swag

Un rouge coupé d’eau ?

Les Ânes Rouges ne se contente pas de présenter des portraits ; il analyse la structure même de l’institution philosophique, ses conditions historiques, politiques et économiques d’évolution. Jean-Marc Levent déconstruit les mécanismes par lesquels l’institution se légitime et se reproduit. Il commence par décrire une institution volontairement éloignée de l’engagement politique, qui doit, face à la guerre, faire des choix. Le militantisme pédagogique devient alors pédagogie du militantisme : la philosophie se tourne vers le monde social et contemporain, et s’engage.

La deuxième partie a pour titre “De la résistance radicale à la critique feutrée de l’institution” : on devine que les prises de position se transformeront en résistances plus modérées, tentatives de réforme en interne ou fuite vers d’autres terrains d’engagement.

Des entretiens variés et sensibles donnent un ancrage concret et vécu au propos. M. Levent a “choisi de donner la parole à celles et ceux qui tentent obstinément de combattre l’effet corrosif de l’inculture, le prêt à penser, la confusion médiatique, le zapping intellectuel, la nuisance du savoir pseudo-scientifique des doxocrates devenus les sténotypistes de l’ordre moral et politique, qui affublent les valeurs bourgeoises et néolibérales du concept d’universalité.” Il ne mâche pas ses mots, et conclut même sur une citation sans ambages de Thomas Bernhard : “notre époque est une époque des philosophes, mais tous ceux qu’on désigne ainsi de nos jours ne sont en vérité […] rien d’autre que de vulgaires ruminants philosophiques bornés et anti-sensibles qui gagnent leur vie en réparant des centaines et des milliers de pensées éventées de seconde, de troisième et quatrième main, dans des amphithéâtres et sur le marché de l’édition.”

Le style, analytique et rigoureux, n’en est pas moins puissant et direct, enrichi de nombreuses citations. Le propos est très dense, ramassé, et fourmille de formules fortes et imagées, parmi lesquelles j’ai noté “le processus dormitif des organisations bureaucratiques” ou “l’anticyclone de la frilosité pompidolienne”.

Pourquoi lire Les Ânes Rouges aujourd’hui ?

Les Ânes Rouges met en lumière des résistances, des tentatives de réforme, des débats souvent méconnus, et il le fait sans timidité. Si je devais le résumer d’une phrase, je dirais qu’il a le courage de la lucidité, de cette lucidité active qui cherche les causes avant de tenter de confirmer les hypothèses. C’est un spectateur curieux et honnête de l’institution philosophique qui s’interroge sur sa généalogie, sur sa capacité à s’enrichir de la critique et à la développer chez les étudiants, et sur ses rapports avec la politique et la société.

Et à l’image d’Alain (dont j’ai appris, au détour d’un passage sur ses contradictions dans les tranchées, qu’il était l’inventeur de la multiprise), Jean-Marc Levent part de figures particulières, pour confronter la nécessité de transmettre un savoir établi et l’impératif philosophique de former à l’exercice autonome de la pensée critique, y compris sur les sujets les plus actuels et les plus concrets.

Aujourd’hui, en 2025, la Ministre de l’Éducation française parle de mettre l’intelligence artificielle au programme dès la classe de quatrième, sans d’ailleurs prendre le temps de former les enseignants, et sans poser la question essentielle : s’agit-il de former ou d’éduquer à l’IA ? De transmettre un ensemble de savoirs constitué, ou de le construire avec ceux qui l’appliqueront ? Le Conseil National du Numérique organise des Cafés IA, sur le modèle des Cafés philo, qui prennent trop souvent la forme de questions-réponses, sur un schéma magistral, plutôt que de lieux dynamiques de production de pensée critique.

Source : Marianne

Or, l’éducation à l’IA ne peut ignorer les usages de ces technologies dans la guerre de l’information et de l’attention : pour cibler les publicités ou les fausses informations, pour enfermer les lecteurs dans des bulles de filtre et des communautés de croyance. Face à cette influence ultra-personnalisée, permanente, qui peut passer par des images ou des textes générés, il devient plus essentiel que jamais de réfléchir à une éducation active et engagée.

Contre les moutons de Panurge de l’influence, contre les chiens de garde d’un discours institutionnel, Les Ânes Rouges ruent, braient et mordent. Et me donnent envie de me replonger dans les propos d’Alain, et en particulier dans ses Propos sur l’éducation — c’est-à-dire de penser avec et parfois contre lui.
Je dois bien avouer que la Sorbonne avait raison : cela aurait fait un très mauvais mémoire.

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Laura Sibony
Laura Sibony

Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

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