Qui a voulu effacer Alice Recoque ?
Biographie engagée d’une des femmes qui ont fait l’informatique moderne
Je ne saurais même plus dire à quelle occasion j’ai rencontré Marion Carré. C’est l’une de ces rencontres qui s’imposent : les carrefours entre l’art et la technologie n’étaient pas si nombreux, vers 2016. Marion venait de créer AskMona, une start-up qui développait des chatbots pour accompagner les visites en musée. Je rejoignais tout juste Google Arts & Culture, une équipe qui utilise l’IA pour rendre les huit millions d‘œuvres numérisées par Google accessibles à tous.
Par la suite, Marion a accueilli mes étudiants d’HEC dans les coulisses d’AskMona, nous avons discuté du lancement de la communauté Culture & IA (qui s’est essentiellement développée sur LinkedIn, par la faute du Covid), elle m’a dédicacé les excellents Propos sur l’art et l’intelligence artificielle (avec Valentin Schmite, L’Art-dit, 2020), nous avons beaucoup parlé de la sortie de GPT-4… Et pas une fois nous n’avons évoqué la question du féminisme.
Deux femmes, moins de trente ans, issues de parcours littéraires, et qui entament une carrière dans l’I.A., c’était pourtant suffisamment rare pour être remarqué. Il semblait qu’on appliquât le conseil de Gambetta : “n’en parlons jamais, pensons y toujours”. Nous avions bien sûr conscience de bénéficier d’un privilège que les générations précédentes n’avaient pas connu, mais nous n’avions pas besoin d’y appliquer le hashtag #féminisme : c’était naturel. En quoi notre genre nous aurait-il rendu moins compétentes que les hommes ? Quand la réponse est trop évidente, la question ne se pose pas.
N’est-ce pas ? Eh bien il semblerait qu’elle se pose encore. Marion Carré est tombée sur une querelle de rédacteurs Wikipédia, qui remettaient en cause la légitimité de la page dédiée à Alice Recoque, pionnière oubliée de l’I.A. Elle nous prouve, statistiques à l’appui, que les femmes scientifiques sont moins représentées, moins considérées, et moins encouragées que leurs homologues masculins. Tout en y apprenant beaucoup sur le fonctionnement de Wikipédia, on découvre aussi ce que les débats de rédacteurs reflètent de notre époque.
C’est donc avec la volonté de réhabiliter Alice Recoque et de mettre en valeur un parcours féminin aux débuts de l’I.A. française que Marion Carré nous entraîne dans une biographie haute en couleurs, qui commence en Algérie en 1929, et s’achève dans le secret d’une controverse Wikipédia. On y découvre tous les obstacles, plus ou moins visibles, auxquels s’est heurtée Alice Recoque dans son parcours d’informaticienne, et qui encombrent encore aujourd’hui la voie des femmes en sciences.
Sur les traces d’Alice Recoque, on suit aussi le chemin de l’informatique française, l’invention du mot “ordinateur”, la naissance du Mitra 15, le Plan Calcul, les tentatives de rivaliser avec la Silicon Valley, les batailles économiques et politiques d’actionnaires dans le Paris d’après mai 68. On comprend mieux d’où viennent les premiers systèmes experts qui ont amélioré, dès les années 80, la gestion des ressources humaines du Louvre, de la RATP ou de la gendarmerie française.
Alors que je referme le livre, la dédicace de Marion prend tout son sens. Je me permets, contre l’usage, de la citer, parce qu’elle s’adresse à tous ses lecteurs : “à toi qui comprends l’importance de faire honneur aux humain.es derrière les I.A.”
Qui a voulu effacer Alice Recoque ? Sur les traces d’une pionnière oubliée de l’I.A., Marion Carré, préface de Michelle Perrot, Fayard, 2024.