Nissan, un Juif palestinien
Un coup de pied dans la poussière, Baptiste Fillon
L’art et la rébellion
Un coup de pied dans la poussière nous entraîne dans le sillage de Nissan, enfant juif d’Ukraine jeté sur les routes de l’exil au début des années 1920. En Palestine, tandis que sa famille s’acharne à dompter une terre ingrate, Nissan, lui, dessine son destin : il peint les bêtes, les machines, les arbres, jamais les hommes.
À quinze ans, pourtant, le voilà enrôlé dans les forces d’autodéfense juive, sous les ordres de son frère aîné. Il est révolté par la violence et l’injustice, qu’on lui présente comme le prix de la liberté. Il refuse d’obéir et doit rompre avec le moshav, le village des pionniers, pour gagner Tel Aviv.
Le monde est alors au bord de la Seconde Guerre mondiale. Difficile pour un artiste de s’y faire une place. Inspiré d’une histoire vraie, Un coup de pied dans la poussière, de Baptiste Fillon, donne envie d’en apprendre plus sur Nissan Rilov, son œuvre et ses combats — et à travers lui, c’est un roman qui raconte les refus, les séparations et les retrouvailles. Tout est dans le titre : la rage impuissante, le refus de la fatalité, l’impossibilité de fuir.
L’illustration de couverture, de Mathieu Persan, mérite aussi qu’on s’y plonge : le pinceau qui déchire la terre et se dresse vers le ciel, comme un minaret ou un drapeau, est teinté de rouge — rouge sang ou rouge brique, celui qui tue ou celui qui construit, à vous de choisir.
De l’écrit et de l’écran
J’ai rencontré Baptiste il y a dix ans, alors qu’il publiait Après l’Équateur (Gallimard, 2014), un roman qui suit la vie et les doutes intimes d’un narrateur au fil de ses nombreux voyages. On y découvrait déjà une plume très contemporaine, fluide et retenue, capable de parler sans pathos de drames personnels et de leur donner une résonance historique, et de décrire des pays lointains sans exotisme.
Il s’est depuis tourné vers l’adaptation de livres à l’écran et l’écriture de séries, notamment avec le succès de De Grâce, sur Arte, sans pour autant abandonner la littérature. C’est courageux. Car si les deux métiers demandent des qualités complémentaires — sens de l’intrigue et du dialogue, structure et minutie — les univers sont très différents.
Il y a évidemment des liens : on reconnaît la plume de Baptiste dans les dialogues vifs et prenants de De grâce, comme on devine l’expérience du scénariste derrière la construction d’Un coup de pied dans la poussière. C’est peut-être ce que j’ai le moins aimé : un premier chapitre manifestement destiné à capter l’attention, pensé en cliffhanger, avant de plonger dans l’histoire. La scène est forte, mais on voit l’échafaudage… C’est bien sûr une question d’équilibre, et Baptiste Fillon a le grand mérite de ne jamais appuyer, ni sur les effets de suspense, ni sur les bons ou mauvais sentiments de ses personnages. Cette immense qualité lui permet d’aborder la dangereuse question de l’origine du conflit israélo-palestinien sans militantisme ni angélisme, à travers les yeux de ceux qui l’ont vécu.
Nissan, un héros en conflits
Nissan, le héros, est complexe ; il sera jusqu’à la fin tiraillé entre des pôles contraires, entre son rejet de la violence et son attachement à sa famille et à une patrie qui se construit. Sa naissance décide ses parents à l’exil, pour fuir une Bessarabie déchirée par la Guerre Civile russe, et toute son existence restera sous le signe de la fuite. Les lieux successifs de sa vie marquent de nettes périodes dans son caractère et dans son œuvre : l’Europe de l’Est, le moshav, Tel Aviv, Paris. Aucun ne lui offre réellement un foyer durable — au fond, il habite surtout dans l’espace pacifique et créateur de ses toiles.
Tout au long du livre, il ne sera appelé que par son prénom. Ce n’est jamais dit de façon explicite, mais je ne peux m’empêcher d’y voir déjà une indépendance du personnage face au réel artiste qui l’a inspiré ; ensuite un symbole. Dans le calendrier hébraïque, Nissan est le mois du printemps, du renouveau et des premiers fruits.
Il est entouré de femmes décrites avec un admirable sens du développement des personnages. Ses deux grandes sœurs surtout, très proches, vont suivre des voies différentes : leurs doutes, leurs désirs se devinent au fil de la narration, et évoluent. Elles reflètent les tiraillements d’une jeune société israélienne, dépourvue de modèles et de repères, qui se cherche.
Difficile de dire si Un coup de pied dans la poussière est d’abord un récit initiatique, sur les déchirements d’un peintre partagé entre devoir familial et valeurs personnelles, ou une biographie, qui a pour cadre les explosives quêtes d’identité au XXe siècle. Il tient des deux, et s’abstient de juger des personnages du siècle dernier avec les yeux d’aujourd’hui. C’est un roman à hauteur de personnage, par moments aussi grand que l’époque qu’il a traversée.
La tentation éthique
Évidemment, c’est encore l’auteur qui parle le mieux de son intention. Sur son blog, il écrit :
“En finalisant ce roman, après plusieurs années de travail, j’ai compris que j’écrivais aussi afin de me persuader que les êtres humains étaient dotés d’humanité. Pour cela, j’ai placé mes personnages — en premier lieu Nissan — sous la plus grande pression à laquelle ils puissent être confrontés, le comble du déchirement, afin d’aller chercher ce qu’il reste en eux, afin de m’assurer aussi que la tentation éthique survit quelque part, chez certains d’entre nous. Je crois être à la recherche de cette grandeur qu’on ne célèbre pas et qui ne se vit même pas comme grandeur, cette puissance humble et résistante qui montre que certains sont capables de souhaiter plus qu’eux-mêmes, plus que la satisfaction de leurs besoins et de leur égoïsme minuscule.”
Un coup de pied dans la poussière, Baptiste Fillon, Le Bruit du Monde. 272 p. 21€.