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1/3 Naissance d’une IA éditrice

8 min readApr 26, 2025

Comment créer une IA pour relire et harmoniser un roman

Il y a des coachs sportifs. C’est étonnant : pourquoi apprendrait-on à des adultes, plus encore à des athlètes, à courir ? Vous allez me répondre : il ne s’agit pas que de mettre un pied devant l’autre, il y a toute une science de la respiration, de la foulée, de la fluidité. Et elle ne s’apprend pas dans les livres, elle se sent dans les muscles. On affine son style au fur et à mesure qu’on court.

Le travail éditorial ne diffère pas du coaching sportif. On peut savoir écrire, et tout de même vouloir améliorer son rythme, sa respiration, sa fluidité. Seulement, en course, on sait ce qu’on veut obtenir : le meilleur temps. En littérature, c’est plus délicat.

Image générée avec Leonardo.ai. J’ai des progrès à faire en prompting…

C’est en discutant de ce sujet avec l’excellent Yacine Touati, CTO de Lamalo (startup de Reboot Conseil), que nous avons eu l’idée de créer une IA capable de me guider dans le travail de relecture et de ré-écriture d’un manuscrit de roman. Ou plus exactement, dans ses mots, “de mitiger les limitations de contexte des LLMs vis-à-vis de la longueur du texte :

  • identifier la dimensionalité du livre (une dimension peut être un personnage, une intrigue spécifique, un lieu, une impression rémanente, etc.) selon des critères à fixer.
  • prendre des “tranches” d’écrit basés sur chacune de ces dimensions
  • créer une ontologie et/ou une trame chronologique de l’historique de ces tranches et itérer dessus pour repérer les inconsistances”

Autrement dit : nous voulions créer une IA capable de repérer les incohérences d’un champ sémantique autour d’une personnage ou d’une intrigue, tout au long d’un manuscrit de plus de 70.000 mots.

Ça peut sembler bien abscons, mais pour moi c’est essentiel. Je travaille depuis plusieurs mois à la ré-écriture d’un manuscrit, dans lequel je me suis lancée sans plan bien défini. J’aime les romans “par aperçus”, “en facettes”, “en patchwork”, ceux qui cassent les trames narratives trop connues.

Je me souviens de débats homériques, en première année de licence, avec un animateur d’ateliers d’écriture qui ne démordait pas du principe : “une histoire, c’est un début, un milieu et une fin”. Je ne révélerai pas son nom, parce qu’il ne faut jamais dire du mal d’un livre en public quand on sait ce qu’il y a d’efforts et de sacrifices derrière… mais je n’ai pas été surprise de voir les lecteurs Babelio lui reprocher “une fin trop prévisible” ou dire “on s’attend à ce qui va se passer”. Mes modèles, ce sont Les Silences du colonel Bramble, d’André Maurois, écrit à partir de notes de guerre, qui mêle les dialogues aux réflexions philosophiques inspirées des propos d’Alain, y glisse la célèbre traduction du poème Tu seras un homme, surprend avec des chapitres entièrement indépendants ou des poèmes de l’auteur ; Le loup des Steppes et sa structure imbriquée, qui semble très travaillée jusqu’à ce qu’elle explose dans le théâtre magique, Le prophète muet, reconstitué à partir de notes diversement corrigées, semées par Joseph Roth au long de ses exils. Pas de déroulé classique, de hero’s journey, de schéma actanciel : on y sent l’inspiration brute de l’auteur, la nécessité de trouver une forme unique pour approcher au plus près de la personnalité du livre.

Or, des formes éclatées, uniques, qui fuient tout formatage, cela ne plaît pas aux éditeurs. Dans une note fuitée fin 2024, Netflix demandait à ses scénaristes de “mettre du drama” dans les cinq premières minutes, puis d’avoir des personnages qui annoncent ce qu’ils font, afin qu’un spectateur distrait (mettons, par exemple, en train de scroller TikTok sur son portable) puisse suivre. À l’heure où un tiers des Français font autre chose en lisant (source : rapport du CNL 2025, les Français et la lecture), les éditeurs commencent à suivre l’exemple de Netflix.

Lorsque j’avais écrit Fantasia, Contes et légendes de l’intelligence artificielle, je savais que je voulais raconter des histoires, montrer des facettes d’une technologie aux multiples visages, et ne pas m’enfermer dans l’univoque d’un essai, à l’exemple des propos d’Alain ou de la tradition philosophique des dialogues. Ça n’avait pas été facile de convaincre mon éditeur, parce que ces formats déroutent les libraires. Sur quelle étagère placer de tels livres, ni vraiment essais, ni complètement romans, encore moins recueils de nouvelles ? Fantasia avait d’abord été considérée comme narrative non-fiction, une catégorie connue des seuls initiés du monde éditorial, puis essai littéraire, ce qui me plaît beaucoup.

J’ai voulu écrire avec la même liberté un roman sur la révolution de février, révolution méconnue, qui en quelques jours a fait tomber le tsarisme, puis a vu se succéder de fragiles gouvernements provisoires renversés par la Révolution d’Octobre. Les aperçus s’y prêtaient bien, parce qu’il n’y a aucune unité dans cette révolution populaire, sans chef, sans programme, sans héritage. Lorsqu’elle éclate, à Petrograd, à la suite d’une manifestation de la Journée des Droits de la Femme, en février-mars 1917 (selon les calendriers), Lénine est en exil en Suisse, Trotsky à New-York, les chefs bolcheviks extrêmement minoritaires, et le tsar à la Stavka de Moguilev, en actuelle Biélorussie. Un format perlé, par aperçus distincts, s’imposait. Tous les personnages ont le même but : revenir à Petrograd au plus vite, et tirer parti du soulèvement populaire. Mais tous vont suivre une voie différente, le tsar bloqué par une grève de cheminots, Lénine négociant le wagon plombé, Trotsky enfermé dans un camp de concentration canadien sur le chemin du retour.

Remarquez, raconter la “révolution bloquée” aurait pu être un roman en soi. Mais ce n’était pas mon message. J’avais commencé à m’y intéresser en lisant L’histoire de la révolution de février, de Trotsky. J’avais été amusée par ce passage où il parle du parti KD, les Constitutionnels-Démocrates majoritaires dans les gouvernements provisoires, comme d’un “parti du en même temps”. Puis, petit à petit, j’avais commencé à repérer d’autres résonances très actuelles. Et ce qui devait être un Bouvard et Pécuchet font la révolution, le récit comique d’intellectuels idéalistes qui se découvrent soudain à la tête d’un immense pays de 160 millions d’âmes en pleine guerre mondiale, est devenu une dénonciation, en miroir, de l’absurdité d’un monde de la post-vérité.

L’Histoire de la révolution russe, de Trotsky, écrite entre 1929 et 1932

Le lien principal que je voyais entre 1917 et 2024, c’était ce rejet de la vérité objective pour une vérité intérieure, mystique et invérifiable. Et je me demandais ce qui se passerait si éclatait à nouveau un espoir de changement, sans programme ni parti. Je ne révélerai bien sûr pas quelle incroyable nouvelle va, en quelques jours, dérégler le monde de 2024 — suspens. Mais en somme : la première partie montrait comment, en février 1917, l’espoir creux d’une révolution avait changé le monde, et comment, en janvier 2024, ce qui n’est probablement qu’une fake news s’impose comme vérité, parce qu’on veut y croire.

Je soumis le manuscrit à mon éditeur, qui m’a reproché d’avoir fait “deux romans en un”, ou pour reprendre son expression, d’avoir mis “deux livres dans ce manuscrit, qui ont du mal à cohabiter”. Il précisait : “il faut plus de liant entre les scènes, les lieux, les époques, au risque de nous laisser démunis face à tant de précisions égrenées dans tes descriptions et analyses (et c’est positif, quand je parle de précision !).”

Pas facile d’ajouter “plus de liant” à des histoires aussi éparses ! Après moult réflexions et échanges, je me décidais à ré-écrire, avec une narratrice à la première personne, qui serait ce ciment entre les scènes et les personnages variés. Mais j’écrivais fin 2024 et début 2025, dans un monde qui semblait vouloir rivaliser d’absurdité avec celui que j’inventais. L’intention a encore évolué, et d’un récit à la manière de Gogol ou Boulgakov, qui cherchait à illustrer la “post-vérité”, j’en suis venue, sous l’influence des lectures marxistes, à une réflexion sur la prolétarisation du monde. Dans la dernière version du manuscrit, on entend comme une mélodie d’arrière-plan une dénonciation de notre aliénation, à nous tous, citoyens de 2025, face aux géants de la donnée, et face à des technologies que nous ne maîtrisons plus. La traduction marxiste est très simple : nous produisons sans arrêt de la valeur, par nos données (visage, préférences, centres d’intérêt, réseaux d’amis, géolocalisation…), sans posséder l’outil de production, sans même en être conscients.

Je rentrerai sans doute plus tard dans les détails du projet et de son intention. Pour l’instant, je me retrouvais surtout avec un manuscrit dont l’intention avait changé deux fois au cours de l’écriture, avec des personnages variés, liés par une narration pensée dans un second temps. Autant dire que la relecture s’annonçait comme un casse-tête. Ce n’est jamais aisé de relire ses propres textes, puisqu’il n’y a pas en littérature de barème, et c’est encore plus difficile de se relire pour la deuxième fois, lorsqu’on ne sait plus ce qu’on a déjà écrit, ce qu’on a seulement pensé, ce qu’on a supprimé.

Depuis plusieurs semaines, je me sentais prise dans des sables mouvants : plus j’avançais, plus je m’enfonçais dans des questions sans fin, j’alternais entre espoir et dégoût pour mon manuscrit, je n’avais plus aucune vision d’ensemble. C’est là que j’ai eu la chance d’en discuter avec Yacine Touati, à Reboot Conseil. Nous discutions de son prochain webinaire sur les ontologies, ces graphes d’organisation de la donnée pour entraîner les modèles de langage. Sujet a priori assez éloigné de la révolution de février. Mais c’est la magie de l’IA : ces technologies donnent du sens à toutes sortes de bases de données, quoiqu’elles représentent. Le tout, c’est de trouver les bonnes données pour mesurer ce qu’on veut.

Et savoir ce qui est à mesurer dans un texte littéraire… C’est ma grande question, depuis ma thèse professionnelle sur la recommandation en littérature. À l’époque je me demandais : qu’est-ce qui plaît dans un texte, comment savoir qu’un livre va plaire à quelqu’un qui ne l’a pas encore lu ? La question a à peine change : aujourd’hui, je m’interroge sur les dimensions à observer pour faire un texte fluide, rythmé, sans pour autant être univoque ou prévisible.

Yacine m’a rassurée, d’abord en me donnant le mot consistency, qui en matière d’IA signifie la capacité d’un modèle à produire des réponses qui restent logiques, alignées et fiables par rapport à une situation donnée, à travers le temps ou dans différents contextes ; puis en me rappelant que l’IA avait parfois la réponse à ses propres questions. C’est du moins comme cela que j’ai compris : “on s’amusera un peu à faire des générations random et du prompt engineering pour mapper les premières entités de ton texte”

Je me réjouis évidemment beaucoup de la promesse de cette aide inespérée. Et je m’émerveille toujours plus de la révolution silencieuse de la data science : lorsqu’on sait ce qu’on mesure, on peut harmoniser sans uniformiser un manuscrit assez embrouillé, dont l’intention a évolué au fil de l’écriture. Ça me rappelle cette scène de l’apprenti sorcier, dans la Fantasia de Disney (et d’ailleurs déjà dans le poème de Goethe qu’elle illustre) : Mickey utilise la magie pour animer balais et seaux, et nettoyer la maison du maître. Espérons que l’IA ne parte pas en vrille jusqu’à vouloir trop briquer ce qui n’avait pas lieu de l’être…

Suite au prochain épisode !

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Laura Sibony
Laura Sibony

Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

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