Musclez votre esprit critique !

Laura Sibony
6 min readJul 21, 2022

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Ne demandez pas à vos enfants ou à vos élèves ce qu’ils feront plus tard : ils devront l’inventer ! C’est Pôle Emploi qui le dit : 85% des métiers de 2030 n’existent pas encore. Mais alors, que leur enseigner ? Comment les préparer à ce qui est, par nature, imprévisible ?

En une génération, nous sommes passés d’un monde où il était difficile de trouver une réponse, où il fallait chercher dans des encyclopédies, demander à des experts… à un monde débordé par l’information, qui croule sous le nombre de prétendus experts, dépassé par cette encyclopédie géante qu’est l’internet. Face à cette surabondance de données, il devient essentiel de savoir faire le tri. La compétence majeure dans un monde surinformé sera l’esprit critique.

On n’enseigne pas l’esprit critique — ce serait encore imposer quoi penser — mais on peut offrir des outils pour le développer. De même qu’on sait tous parler, mais qu’on peut apprendre à mieux parler — plus clairement, plus efficacement, plus joliment — ; on peut aussi apprendre à mieux penser — de façon plus structurée, plus distincte, plus confiante.

Depuis cinq ans, j’enseigne aux étudiants d’HEC à faire le tri dans l’information qu’ils reçoivent de toutes parts. Je leur donne pour cela des outils simples, ceux qu’utilisait déjà Socrate : le questionnement maïeutique, le silence, le débat, la dialectique.

Profitons des vacances pour revoir les fondamentaux ! Quelques outils pour développer l’esprit critique :

Le questionnement maïeutique

Platon raconte, dans le Ménon, que le sculpteur Dédale avait fait des statues si belles, si ressemblantes à l’homme qu’elles pouvaient se mouvoir. Par conséquent, elles perdaient toute valeur : « qu’est-ce qu’un esclave qui ne cesse de s’enfuir ? ». Il fallait donc les attacher les unes aux autres, pour les retenir. Il en conclut que l’opinion vraie, comme les statues de Dédale, peut être très juste et très belle, mais que tant qu’elle n’est pas liée à une série de causes et d’effets, dans un système cohérent, elle ne formera jamais une science.

Pour donner force et précision à son discours, il faut donc avoir des arguments, bien sûr, mais aussi montrer la logique qui les lie. Le meilleur moyen, pour ne pas rester superficiel, pour ne pas se contenter des évidences, est de constamment demander, à soi-même et aux autres : pourquoi ? Et pourquoi pourquoi ?

C’est le questionnement maïeutique, celui qui « fait accoucher chacun de la vérité qu’il porte en lui ». Il est facile d’affirmer que la guerre est mauvaise. Mais pourquoi ? L’argument n’a pas la même force selon qu’on use d’arguments moraux, économiques, ou politiques. Si quelqu’un pense que la guerre est mauvaise parce qu’elle tue, et que rien ne vaut la vie humaine, ne tentez pas de lui expliquer qu’elle booste la croissance économique : vous ne parleriez pas de la même chose.

On apprend plus en demandant « pourquoi ? » qu’en critiquant. On apprend surtout le sens qu’on donne aux mots, toujours changeant.

Alors, pour mieux cibler vos critiques face à un adversaire, ce qui nécessite de mieux le comprendre, ou pour affiner vos arguments, sans prendre pour acquis ce qui vous paraît évident, forcez-vous à cet exercice simple : se demander, plusieurs fois, « pourquoi ». Vous pensez que la Terre est ronde. Très bien, pourquoi ? Parce qu’on voit apparaître le haut du mât d’un navire à l’horizon avant sa coque ? C’est juste, mais pourquoi ? Parce que l’horizon étant la ligne de choses les plus éloignées qui nous apparaissent, si la Terre était plate, la coque n’aurait aucune raison d’apparaître après le mât. Une fois liés entre eux, vous pouvez reprendre les arguments dans l’ordre qui vous arrange le plus, de causalité ou de conséquence.

Cet exercice à lui seul, (se) demander sans cesse pourquoi, est la meilleure manière de muscler son esprit critique. Il caractérise la posture du professeur, qui cherche à guider vers la vérité, plutôt qu’à l’imposer. Un pédagogue ne corrige pas un élève en lui disant « c’est faux », mais en cherchant la cause de l’erreur, pour redresser le jugement à sa racine.

Le « pourquoi ? » est l’exemple typique d’une question ouverte, c’est-à-dire imprévisible, qui laisse l’interlocuteur libre de ce qu’il va répondre, sans être influencé par la tournure de l’interrogation. Les « ne pensez-vous pas que…? », les questions qui appellent une réponse en « oui » ou « non », orientent déjà le résultat, et ne font de l’autre qu’un instrument, un candidat qui passe l’examen ou un suspect qui subit l’interrogatoire. Dans une démarche d’esprit critique, préférez toujours les questions ouvertes aux questions fermées ou orientées. Les réponses seront plus surprenantes, mais aussi plus instructives.

Le silence

Le Ménon est surtout connu pour son paradoxe célèbre : le paradoxe de la recherche. Si on sait ce que veut trouver, pourquoi le chercher ? Si on l’ignore, comment saura-t-on qu’on l’a trouvé ? C’est souvent par la recherche elle-même qu’on découvre ce qu’on cherchait, en tâtonnant, en discutant. Cela demande une qualité de discussion particulière, une manière de se taire pour mieux entendre.

Car il y a écoute passive et écoute active. On n’écoute pas de la même manière un cours, un podcast en faisant la vaisselle, son chanteur préféré en concert, un agent immobilier, ou quelqu’un qu’on aime.

L’écoute active nécessite une attention soutenue, c’est-à-dire sans portable ni notifications. Cela devient un apprentissage, d’accorder à quelqu’un son attention pleine et entière, sans distraction. Faites l’exercice : voyez la différence entre une discussion portable à la main, et une discussion sans portable. Laquelle développe le plus l’esprit critique, permettra le mieux de débattre en profondeur de sujets essentiels ?

L’écoute active consiste donc à couper toute distraction, mais aussi à orienter la conversation, par des reformulations, des synthèses régulières, des questions ouvertes, ou des silences.

J’ai travaillé comme analyste qualitativiste dans un institut d’études. De quoi s’agit-il ? Les instituts d’études, comme Ipsos ou l’IFOP, font des sondages, des focus groups, des entretiens, pour comprendre les habitudes et les attentes des consommateurs. Les analystes qualitativistes (dits aussi « les quali »), ont un rôle tout particulier : ils ne cherchent pas quel pourcentage de Français consomme du fromage de chèvre, mais pourquoi ceux qui en consomment le préfèrent au fromage de vache. Ils doivent donc faire dire aux gens ce qu’ils savent mais qu’ils ne formulent pas, pour mettre à jour le ressort de leurs actes. Pour cela, nous faisions souvent des entretiens : nous recevions un consommateur dans une salle, et nous l’encouragions à nous en dire plus sur ses habitudes d’achat, sur ses préférences, sur ses souhaits. Ma première étude portait sur les fuits urinaires : je devais comprendre quel type de protection hygiéniques attendaient les femmes ménopausées, ce qui les aiderait à passer ce cap difficile. Je devais les faire parler d’expériences personnelles, souvent intimes, avec suffisamment de tact pour dépasser les barrières de la honte et de la pudeur. Dans ces cas-là, il n’y a qu’une stratégie : poser une question aussi ouverte que possible, pour laisser la personne libre de parler de ce qui la met à l’aise, se taire, et de temps en temps acquiescer, ou approfondir un point précis.

Le débat

Le débat est le match de l’esprit critique. C’est là qu’on s’y teste, qu’on s’y dépasse, qu’on s’y inspire des meilleurs. Mais comme dans tout match, il a un cadre et des règles. Pour être constructif, le débat doit laisser la parole à tous, permettre le droit de réponse, éviter les propos blessants ou irrespectueux.

Essayez, pendant les vacances, ou au cours des repas de famille : sur un sujet donné, répartissez le temps de parole, au besoin désignez un « maître des débats », neutre et impartial, en charge d’harmoniser le débat. Quelle est la dernière fois que vous avez réellement écouté et encouragé un enfant ou un adolescent à défendre ses idées ?

Pensez-y : l’esprit critique s’use à mesure qu’on ne l’utilise pas !

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Laura Sibony
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Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

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