Mangez vos morts
La technologie sauvera-t-elle le monde ?
« La science, c’est ce que le père enseigne à son fils. La technologie, c’est ce que le fils enseigne à son papa. »
Michel Serres, Petite Poucette
La bibliothèque de l’Ordre des avocats, dans l’ancien Palais de Justice, avait pour l’occasion allumé tous ses feux. Du public, serré, tassé sur les bancs de velours grenat, montait cette confuse rumeur d’une eau en ébullition. L’air était lourd, chargé de murmures. Sur la haute coursive, autour des lustres dorés, le temps flottait, indécis, comme une poussière suspendue.
Il y eut une détente, quand la première robe noire apparut à la tribune. L’avocat ne dit rien, d’abord, et promena un regard de propriétaire sur ces rangées de têtes tournées vers lui. Il prit à deux mains le garde-corps, à croire qu’il voulait le soulever, et commença, la voix forte :
« Halte ! On ne peut plus continuer. Au diable les introductions ! Le monde est en danger de mort. » Il envoya promener sa feuille de notes, d’un geste si violent qu’un spectateur sursauta. « À grand danger, grandes mesures. On ne peut plus se contenter de réformes frileuses et de débats mesquins, de vos danses de salon, je fais un pas en avant, tu me donnes deux pas en arrière, concession pour concession, et ne parlons pas plus haut que les autres. Soyez sages, cédez le passage, tu sauras quand tu auras mon âge, hein ? Non ! » Il avait crié, et, surpris de son propre éclat de voix, se radoucit un peu. « Moi, je ne veux plus être sage. Je veux secouer ces vieilles poutres pourries qu’on appelle structures de la société, ces dents branlantes qui nous font mal et auxquelles on n’ose pas toucher. Je vais vous choquer. Et vous savez quoi ? Vous en avez besoin. Je vais parler, crûment, le langage de la vérité, et c’est un langage plein de points d’interrogations. »
Il soutint un long, profond silence.
« L’année dernière, la France a jeté pour 643 millions, 905 mille 150 euros de viande excellente. Pourquoi ? Par bêtise. Ou par convention, ce qui revient au même. Chaque année, on laisse ainsi pourrir des millions de tonnes de protéines, qui sont le fruit de dizaines d’années de soins… et qui finissent enterrées ou brûlées, pour rien. On donne chaque année aux vers un véritable trésor. Ce trésor, ce sont nos cadavres.
Expliquez-moi : ne sommes-nous pas des mammifères, faits de la même chair que les bœufs et les poulets ? Quand on se coupe, elle saigne de la même manière. Un poulet n’écrira jamais les œuvres de Baudelaire, ça je vous l’accorde. Mais le cadavre de Baudelaire ne vaut pas mieux que le poulet mort. Alors, quelle différence ? »
Le public écoutait, attentif, mais pas trop scandalisé. Ça et là, on voyait percer des sourires ironiques et des regards malins.
« On fait venir à grands frais du blé d’Ukraine, on irrigue des champs de maïs en plein désert, on cultive de l’avoine en hiver pour nourrir des bêtes qui ne verront jamais le soleil, qui vivront entre quatre murs et un sol tapissé d’immondices, sous de la tôle, un cauchemar qui ne prendra fin qu’à l’abattoir, pour que leurs cadavres encore sanglants soient emballés sous plastique et alignés sur les rayons d’un supermarché. Alors que l’humain de plein-air, élevé dans le respect de sa dignité, qui aura senti la caresse du soleil sur sa peau, qui aura senti, aimé, pleuré, pensé, qui aura vécu, celui-là vous le laisserez pourrir, inutile, rongé aux vers ? Expliquez-moi.
Non, vraiment, qu’est-ce qui nous retient ? La morale ? Dites-moi quel mal il y a à se nourrir de cadavres. Vous autorisez la chasse, qui ne sert même pas à se nourrir ; le Figaro fait des dossiers à la gloire de ces gens qui se lèvent à quatre heures du matin pour trouver leur plaisir à loger une balle de plomb dans la tête d’un chevreuil qui ne leur a rien fait, qui l’empaillent et l’exposent dans leur salon, mais quand on vous propose de ré-utiliser la plus belle et la plus utile des matières que la nature a assemblé, là, vous criez à l’hérésie ? Vous glorifiez le meurtre prémédité, et vous détournez la tête avec mépris et horreur quand on vous parle de recyclage. Soyons sérieux. Quel mal y a-t-il à manger nos morts ? Qui est lésé ? Je ne suis pas même sûr que cela constitue une infraction pénale. Et si cela était, qui irait porter plainte ? On ne nuit à personne, on épargne une vie de misère à des animaux de batterie, on se gorge d’une matière protéinée et forte, qui se mêle à la nôtre, et reviendra plus tard à nos descendants.
Pensez aux avantages ! Finis, ces tristes défilés de costumes noirs derrière un corbillard, ces vieux abandonnés en Ehpad, la réforme des retraites et la bise malodorante de mémé. » Un « oh ! » réprobateur se fit entendre, aux premiers rangs, mais l’orateur ne se démonta pas. « Mangez les morts, et les vieux seront choyés, soignés et engraissés comme ils méritent de l’être. La carcasse de bœuf se vend à 14€ le kilo, le poids moyen d’un Français, hommes et femmes confondus, s’élève à 75 kilos, donc rien qu’au prix de la viande, vos grands-parents vous paient un loyer. Et c’est sans compter le prix des reins, des cornées, du cœur, du foie, s’ils sont encore en état. Tout est bon dans le bonhomme ! »
Après un temps, il reprit, la voix plus posée :
« Rien de bien technologique là-dedans. Au contraire. Vous me demandez si la technologie est l’avenir de l’homme, je vous réponds : non, l’homme, l’homme est l’avenir de l’homme. Seul un préjugé religieux nous empêche de voir que les solutions sont là, pour qui veut, pour qui ose. Le climat change, nos mentalités doivent aussi changer. Les solutions sont là, répéta-t-il, martelant du poing le bureau, les solutions sont là, êtes-vous prêts à les appliquer ? »
Des applaudissements lui répondirent, et étouffèrent sous leur vacarme poli les derniers doutes qu’auraient pu avoir des spectateurs attentifs. Un applaudissement se prolongea plus que les autres. Lent, ironique, il sonnait comme une claque, dans le silence revenu.
Son auteur se leva, tapant toujours calmement une main contre l’autre. Il portait aussi la robe noire des avocats, soulignée d’un jabot blanc. Clap, clap, clap.
« Bravo » fit-il, sans la moindre chaleur dans la voix. Il était arrivé à la tribune, et se tenait très droit derrière. Il était plus petit et nerveux que son prédécesseur. Plus froid aussi. Il articulait à l’excès, d’une voix aigre. « Félicitations. C’est ça, votre réponse au dérèglement climatique, à la guerre, à la famine, à la maladie ? Dire : cessons de chercher, les solutions sont là, mangez vos grands morts ? »
Aux rires dans la salle, il comprit qu’il avait gagné le public. Rassuré, il continua d’un ton plus énergique :
« Les solutions sont là, et vous les avez testées, j’imagine ? Non ? Il faut goûter avant de dire j’aime pas. » Au discours intelligent il répondait par un discours potache, ce qui convenait beaucoup mieux au genre d’humour des spectateurs.
« Vous dites Les solutions sont là, les solutions sont là en tapant du poing sur la table » remarqua-t-il en singeant son contradicteur, ce qui fit naître des ricanements étouffés. « Je vous prends au mot, cher Maître, je regarde… Et je ne vois rien. Que la tribune. La solution serait-elle invisible ? » Hormis quelques bonnes âmes, le public aimait ces faciles insolences, et en redemandait. « Eh bien, je crois que oui, continua-t-il, oui les solutions sont sous notre nez, et on ne les voit pas. Il y a beaucoup d’autres choses, sous notre nez, qu’on ne voit pas. Cette tribune, qui vous semble unie, est faite de milliards de fibres de bois, de vernis, de bactéries, de molécules, d’atomes de carbone, tout cela invisible, jusqu’à ce qu’un microscope nous les révèle. La technologie trouve toujours des solutions, quand elle révèle ce qui est. L’erreur, c’est de croire que tout est comme il paraît. À votre avis, l’électricité existait-elle moins, parce qu’on n’avait pas d’ampoules ? » Il ménagea un habile silence. « Les gens voyaient la foudre, ils sentaient les décharges d’électricité statique… L’électricité était déjà là alors que nous n’en avions qu’un vague pressentiment. D’autres forces existent peut-être, tout autour de nous, sans qu’on s’en doute. On en parle par métaphores, parce qu’il manque des pièces au puzzle. Tenez, un exemple : les plantes crient, saviez-vous ? Lorsque vous n’arrosez pas vos géraniums, ils vous appellent. Véridique. Des chercheurs en intelligence artificielle ont enregistré des plants de tomates, et ils se sont rendus compte qu’une plante, lorsqu’elle meurt de soif, fait un bruit de papier bulle qui explose… » Il ponctua sa phrase du même lent battement de mains, clap, clap, clap, qu’au début. « …un bruit perceptible par intelligence artificielle, dans le domaine des ultrasons. L’I.A. peut littéralement comprendre les plantes. Elle comprend les baleines aussi, puisqu’en cherchant des motifs dans leur chant elle a décodé une forme de langage. On parle aujourd’hui d’appliquer le même système à nos ondes cérébrales, pour mordre enfin dans le mystère enfermé sous nos boîtes crâniennes. La technologie est-elle l’avenir de l’homme ? Oui ! Elle a fait des miracles, elle en refera. Ah, je ne sais pas vous dire comment. Mais on savait faire du feu avant de comprendre la structure chimico-moléculaire du bois. Moi, je le touche, le bois de cette tribune : il est encore muet, mais un jour, l’I.A. lui donnera une voix. La magie existe : c’est le nom qu’on donne à la science qui n’a pas encore été découverte et exprimée. De toute façon, il faut y croire. C’est un pari, mais si vous n’y croyez pas, les solutions, vous ne les trouverez jamais. Amen ! »
Dehors, Esther inspira une longue bouffée d’air frais. La nuit était printanière. Les gens sortaient du Palais en petits groupes occupés d’eux-mêmes, qui se hâtaient vers les derniers métros.
« Ah, merci ! Je suis bien contente d’avoir entendu ça, une fois dans ma vie, un concours d’éloquence.
— Tu as aimé ? » demanda Tom, surpris.
« Mais oui. C’est un beau spectacle. Je ne suis pas convaincue par les discours, j’aurais bien aimé savoir, moi, si la technologie était l’avenir de l’homme… Enfin, je crois que le sujet n’était qu’un prétexte. »
Tom renchérit : « Tous ces concours d’éloquence… C’est joli, oui. Ça brille à en user les yeux, mais après, quoi ? Ça me laisse un goût, je ne sais pas…triste. Et fade. Ils sont jeunes, on leur demande de parler de solutions, et au lieu de ça, ils nous font du mélo grandiloquent. Ils étaient contents d’eux, c’est sûr. Ils avaient l’air, à la tribune, dans les plis de leurs robes noires, de capitaines à la proue de leur navire. Le capitaine du Titanic devait avoir cet air-là. »
Esther rit doucement.
« C’est vrai. Mais tu en vois beaucoup, des solutions ? C’était creux, d’accord, mais je n’aurais pas fait mieux. Toi, tu aurais fait comment ? »
L’homme réfléchit, la main caressant le parapet de pierre des quais de Seine.
« Discours creux parce qu’ils manquent de définitions et d’images. Mais remplace tech par GPT5, par exemple… GPT5 peut-il sauver l’humanité ? Là, tu as des histoires à raconter. Celle de ce médecin urgentiste qui utilise l’I.A. pour un premier diagnostic rapide, et sauve des vies. D’une I.A. qui a permis d’anticiper une épidémie, en repérant les signes avant-coureurs. Ou l’histoire d’une I.A. à qui l’on demande des solutions pour lutter contre le dérèglement climatique, et qui va donner des indicateurs précis, une liste de priorités, enfin un mode d’emploi stable et indéniable. Ou qui va inventer une nouvelle source d’énergie, mais il aurait fallu la décrire. Remarque, le fondateur d’OpenAI a investi je ne sais plus combien de millions dans une start-up qui promet la fusion de l’hydrogène. Ça, ce sont des choses vécues, concrètes.
— Tu es optimiste ! Moi, je crois que si on demandait à l’I.A. une feuille de route pour lutter contre le dérèglement climatique, elle proposerait plutôt de détruire la moitié de l’humanité, de répandre un virus pour tuer les plus faibles, de crasher quelques avions pour réduire le trafic, des joyeusetés dans ce goût-là. Elle n’aurait pas tort, d’ailleurs. Mais vu qu’on ne sait déjà pas se mettre d’accord sur quels avions crasher, ou sur notre légitimité à le faire, je ne laisserais pas ce choix à une I.A… Quant à inventer de nouvelles sources d’énergies, c’est pire ! Mettons qu’on invente la fusion à hydrogène, et ? On produirait plus, on rejetterait peut-être moins de CO2 mais toujours plus de pollution et de déchets, on serait bien avancés. L’ennui, c’est qu’il ne s’agit que de notre vie, à tous. S’il s’agissait de notre argent… C’est insoluble. On dirait une mauvaise blague : l’optimiste et le pessimiste sont à un concours d’éloquence. Le monde coule. Lequel tombe à l’eau ? L’un dit : la science ne nous sauvera pas, il faut décroître, plutôt que de poursuivre cette course vertigineuse à toujours plus de technique et toujours moins de sens. L’autre répond : la tech a changé notre vie, elle la changera encore. Pourquoi serait-ce à nous de changer ? »
Ils marchaient côte à côte, sur les trottoirs inégaux de l’île de la Cité, entre l’eau et la pierre qui, dans le crépuscule, prenaient les mêmes couleurs sombres et inquiètes.
« Oui, je suis optimiste » déclara finalement Tom. « Comment ne pas l’être ? Nous — j’entends l’humanité — nous ne pouvons pas avoir fait tout ça pour rien. Enfin, regarde ! » D’un large geste, il montrait la façade du Palais de Justice, avec ses tourelles aux audacieuses dentelures qui griffaient le ciel nocturne, le ruban noir de la Seine et plus loin, devant eux, la tragique silhouette de Notre-Dame, corsetée d’échafaudages et de grues que la nuit transformait en autant de béquilles et de perfusions, greffés sur le squelette de calcaire.
L’argument était péremptoire. Esther cependant sortit son portable, et le montrant simplement, face à la cathédrale, elle dit : « Ceci tuera cela. »
Le dialogue devenait cryptique. C’est qu’il était ponctué de regards et de sourires qui se croyaient voilés, dans l’ombre, et qui en disaient plus longs que les mots.
Tom, comme à chaque fois qu’il manquait une référence d’Esther, se réfugia dans un silence qu’il voulait profond. Elle en revint à son idée.
« Toi, tu ne fais pas de discours ? Ça t’irait bien, pourtant.
— Moi ? Oh, eux ils croient à ce qu’ils disent. Ils sont jeunes, ils boivent encore ce jus savamment pressé de leurs cerveaux et n’en sont pas dégoûtés. Moi, ça me fatigue. »
Esther prit son ton câlin, sans trop savoir pourquoi.
« Tu viens de dire que tu es optimiste, que la tech sauvera le monde… Prouve-le. Allez, cap ? Tu ne vas pas laisser le dernier mot à des petits coqs inconséquents, qui prennent leurs jeux de bourges constipés pour de véritables joutes ? » Comme il hésitait, elle ajouta : « Fais-le pour moi. »
Alors, que voulez-vous, il fallut bien que Tom s’asseye un moment sur un plot, et prenne quelques notes sur son portable.
Esther, la tête encore bourdonnante des discours du Palais, le regardait. Elle ne cherchait que des occasions de l’admirer. Le propre de l’I.A., c’est de baser sur des quantités astronomiques de données, et de faire émerger un sens de la complexité, mais elle croyait encore, avec la force des superstitions, que son ami, seul, saurait d’un mot tout simplifier.
La scène aurait pu se passer au quinzième siècle, sur le parvis de Notre-Dame, endormi entre les deux bras de la Seine. Il aurait suffi d’oublier les hautes murailles plastifiées et taguées qui protégeaient le chantier de la cathédrale, et les grues noires, gigantesques gargouilles dont l’ombre effrayante, découpée par les spots, semblait le démon de l’efficace, du pragmatique, du mesurable.
Tom, après quelques grimaces de réflexion, leva un regard espiègle, au fond ravi de l’occasion. Il se dressa, sur le plot, dans une attitude magistrale, les bras levés, à l’imitation des tours de la cathédrale. Son demi-sourire, qui semblait se moquer de lui-même, prouvait qu’il n’était pas insensible au ridicule, mais Esther ne voyait que sa prunelle étincelante, et le jeu du vent dans sa chevelure.
Les bras toujours levés, il frappa des coups en l’air, au hasard.
« Jou-er-du-tam-tam-sur-les-parois-de-la-vie ! » s’exclama-t-il. Si un promeneur nocturne était passé par là, il aurait cru entendre un possédé. Esther pensa seulement qu’il avait le rythme d’un cœur qui bat. Il faut dire que le sien battait fort.
« Et tu tapes, tapes… Puis soudain — oh ! La lumière ! Te voici dans le monde ! » Il accompagnait ce discours d’une pantomime expressive, soulignée par la lumière de son écran, devant son visage. « Plus nu qu’un ver de terre ! Tout petit, rouge, fripé, tu sais seulement pleurer. À la merci du froid et du chaud, de la faim et de la soif, des bêtes et des hommes, de tout, de rien. Ah oui, tu peux pleurer, va ! Et pourtant, tu es riche de millénaires de savoir, de culture, d’efforts, de sueurs, d’échecs, de paresse dépassée, d’injustices renversées, d’obstacles surmontés. Tu grandis. Tu te nourris au lait de l’art et de la science. Tu dialogues avec Platon, Montaigne et Einstein. Tu as dix-huit ans. Tu parcours le monde sur tes machines roulantes, plus rapide que le jaguar. Tu ne crains pas la foudre que redoutaient tes ancêtres : tu en ris. Tu ne crains pas l’océan : tu le traverses. Tu ne crains pas que le ciel te tombe sur la tête : tu le défies dans tes machines d’acier, qui volent. Mieux encore ! Les dieux que vénéraient tes pères, tu les as créés. Tu as créé des intelligences qui te comprennent, qui te prédisent, et même qui te dépassent. Bravo. »
Il avait une voix au goût de sel, pointue dans sa nonchalance. Esther s’était assise sur le sol, et écoutait, très fière d’être le seul public de ces envolées.
« Bravo ! » répéta-t-il, plus bas. « Mais si tu te retrouves sur une île déserte, à quoi te servira ta voiture ? Si tu perds un ami, est-ce un chatbot qui te le rendra ? Si tu veux séduire cette ravissante personne qui te regarde avec un air inimitable et charmant » — Esther sentit son visage s’enflammer — « est-ce Chat-GPT qui trouvera les mots ? Et le dérèglement climatique, est-ce un ordinateur qui en trouvera la solution ? »
Il reprit sa respiration, toujours couvé par le regard attendri de son audience. Il gardait l’équilibre sur son plot.
« Elle est très bien, la tech, très bien — dans le monde qu’elle a créé. Elle répond à tous les besoins — qu’elle a inventés. Ce monde-là, elle le sauvera. Il suffira d’un serveur, d’un pilote, d’un vieux kernel préservé, pour que le réseau se recompose. Mais l’autre monde ? Le monde infiniment plus coloré, plus délicat, de l’autre côté des écrans ? Ce qu’on appelle l’âme, faute de mieux. Tout ce qui ne se résume pas à une série de uns et de zéros, celui-là, qui le sauvera ? Peut-on le faire entrer dans une machine ? L’intelligence artificielle imite parfaitement les émotions. Si je lui demande un texte joyeux, elle me le fera. Elle me fera du même cœur un texte pathétique, à la minute. L’ennui, c’est que l’intelligence artificielle n’est qu’intelligente. Il lui manque d’être sensible, d’être faillible, et enfin d’être humaine. » Il connaissait son public, qui n’était d’ailleurs pas sévère, et lui adressa un sourire. Il conclut : « La tech est certainement l’avenir du monde, elle n’est pas celui de l’homme. »
Il s’inclina modestement devant des applaudissements solitaires, mais fort enthousiastes.
Derrière lui, les spots de chantier éclipsaient les étoiles.