L’Océan Magenta

Laura Sibony
5 min readMay 26, 2024

Des chiffres & des lettres : Encourager les humanités numériques

Quand le blue ocean des sciences humaines rencontre le red ocean de la tech

Quand avez-vous utilisé l’I.A. pour la dernière fois ? Réfléchissez… Nous l’utilisons tous en ce moment : elle optimise la batterie de nos portables, elle sécurise nos comptes bancaires, elle sélectionne les informations que nous voyons sur les réseaux sociaux. Naturellement, les entreprises ne font pas exception. Ces données qu’elles collectent et analysent en disent long sur nous : ce sont nos visages, nos préférences, nos historiques, nos dépenses, nos envies… Les technologies d’intelligence artificielle donnent du sens à ces données, en permettant de les croiser, de les comprendre, de les rendre utiles.

Un exemple parmi tant d’autres : Google a développé le Cheesemaster, une technologie d’IA capable de distinguer différents types de fromage à partir de données issues d’un nez automatique et d’un pouce à tâter la texture du fromage.

Grâce à l’IA, des entreprises peuvent à présent simuler l’odorat et le toucher, pour différencier un coulommiers authentique d’un ersatz de camembert.

…Vous y avez cru ? Le Cheesemaster était le poisson d’avril de Google en 2017. Aujourd’hui, il paraît curieusement réaliste. À un détail près : qui a besoin d’une IA pour classer le fromage ? Et c’est bien le plus important des problèmes actuels : nous pouvons faire des miracles techniques, mais à quoi bon ? Avec quelle vision, pour quel usage ? L’I.A. est un ensemble de technologies particulièrement ambigu, capable de repérer des tumeurs sur des radiographies comme d’équiper des drones tueurs. Mais non pas, comme nombre d’outils, parce qu’il est détourné de son usage : parce que son usage est initialement ambigu. Le couteau sert à couper, avant d’être détourné dans le meurtre. Mais à quoi sert l’I.A. ?

Il devient donc aujourd’hui crucial de maîtriser l’I.A. dans ses aspects techniques, mais aussi de comprendre ses enjeux stratégiques et ses implications sociétales. Cette capacité à tenir d’une main les modèles et les limites de l’I.A., de l’autre ses conséquences demande des profils pluridisciplinaires, capables de saisir les chiffres et ce qui se cache derrière ; ce qu’on mesure, les outils de mesure, et l’intérêt de la mesure. Pour ceux qui sauront repérer et encourager ces profils, s’ouvre un océan d’opportunités où nagent des hybrides, mi-chiffres mi-lettres, capables de plonger dans les bases de données autant que de prendre de la hauteur. À quoi ressemblent ces poissons volants — espèces aussi rares et précieuses que les matheux littéraires ?

L’étude Malt Trends le souligne : il y a moins de missions en IA, mais elles sont plus longues et mieux payées que la moyenne tech & data. Dans un univers technologique où les spécialisations périment vite, ce ne sont plus tant les briques — maîtrise de langages de programmation, de logiciels… — qui font la différence, mais le ciment qui les tient ensemble : la capacité à tisser des liens entre les disciplines, à comparer les manières d’apprendre, plus de créativité combinatoire, d’adaptabilité et de pensée critique.

Or, à l’heure de l’I.A., même l’esprit critique ne se développe plus de la même manière. Ce qui était auparavant une arme essentiellement défensive, un mécanisme de tri de l’information face à la propagande, devient aujourd’hui une arme d’attaque, un doute méthodique qui passe par la remise en cause de notre monde. Nous sommes tous Descartes méditant, puisque notre monde à tous est déformé par ces malins génies que sont les algorithmes de curation et de recommandation, ceux qui sélectionnent le contenu qu’on voit sur les réseaux sociaux et façonnent le réel. Faites l’expérience : regardez le fil d’actualité d’un de vos proches. Il y a de fortes chances pour que vous constatiez que même lorsqu’on croit se connaître, nous ne vivons pas dans le même monde.

Suivre l’exemple de Descartes, et comprendre les modèles d’I.A. qui modélisent nos données, c’est possible : on voit de plus en plus se développer des parcours pluri-disciplinaires, au croisement des disciplines et des pays, entre sciences dures et sciences humaines. Il y a fort à parier que la distinction n’aura bientôt plus beaucoup de sens, quand les humanités numériques ouvrent un champ si fertile en appliquant les outils de la sociologie, de l’anthropologie et de la philosophie aux faits technologiques.

Au-delà de la richesse de connaissances qu’acquièrent les étudiants en double-cursus, il y a toutes ces compétences, qu’on néglige parce qu’elles ne sont pas mesurables : la gestion des priorités face à plusieurs emplois du temps, l’adaptation à différents milieux et à différentes manières d’enseigner. Et lorsque ces cursus mènent les étudiants à l’étranger, s’y ajoutent la maîtrise des langues, la communication inter-culturelle, la découverte de nouvelles visions du monde.

Seulement, vous le voyez bien si vous avez survécu à la lecture d’un paragraphe aussi aride, ces compétences ont besoin d’être valorisées et illustrées. C’est le rôle des écoles, des plateformes de freelancing, des forums de recrutement, que d’organiser des ateliers pour aider des étudiants, qui ne connaissent pas les attentes du monde du travail et encore moins d’un monde du travail en évolution aussi rapide, à prendre conscience de leur plus-value, ou à organiser des événements et des rencontres, conférences, speed-recruting… pour permettre de donner du contenu à ces « mad skills ». Ce sont des compétences transverses, cruciales aujourd’hui pour travailler avec des technologies aussi ambiguës et versatiles que l’I.A., qui se mesurent par la capacité à les raconter, pas par un diplôme. Il n’y a pas de note en « interculturalité », quoique tout le monde s’accorde à trouver cette compétence essentielle, quand on fait partie d’équipes projet disséminées à travers le monde.

En somme, le développement des double-cursus va de pair avec la construction d’un esprit critique d’attaque, de multiples connaissances qui permettent de prendre de la hauteur sur l’impact sociétal de l’I.A., de soft skills qui périment moins vite que la maîtrise d’un logiciel, et de mad skills issues du croisement des disciplines. Ils font croître l’esprit en largeur autant qu’en profondeur. Surtout, ils permettent de mener des transformations I.A. dans des équipes multi-culturelles, en faisant face aux angoisses et aux réticences qui accompagnent toujours les évolutions sérieuses. Mais ces double-cursus ont aussi besoin d’être valorisés et racontés, puisque les compétences qu’on s’y acquièrent ne se mesurent pas, et c’est le rôle des leaders de la transformation I.A., écoles, entreprises et plateformes, que de leur donner la parole et de les mettre en lumière. Elles y gagneront aussi une vision plus positive du changement en cours, en donnant un coup de projecteur à ceux qui le mèneront.

Laura Sibony est l’auteure de L’École de la Parole (Hachette, 2020), Bien parler en public (Marabout, 2022) et Fantasia, Contes & légendes de l’intelligence artificielle (Grasset, 2024)

Elle a étudié en double-cursus Sciences humaines et sociales à Sciences Po et à la Sorbonne Paris-IV, puis le management culturel à HEC. Elle anime des ateliers pour Sciences Po Carrières, et enseigne l’I.A. à HEC et en entreprise.

Elle donne aussi régulièrement des conférences pour éclairer l’intelligence artificielle, ses concepts et ses enjeux, à travers des histoires et des expériences interactives.

--

--

Laura Sibony
Laura Sibony

Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

No responses yet