L’internationale de la corruption

Laura Sibony
7 min readJan 20, 2025

Autocratie(s), Quand les dictateurs s’associent pour diriger le monde, Anne Applebaum, Grasset, 2025

Publié en 2024 par Doubleday sous le titre : Autocracy, Inc: The dictators who want to rule the world. Traduit de l’anglais (américain) par Aude de Saint Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat.

Autocratie(s), Quand les dictateurs s’associent pour diriger le monde, paru le 15 janvier chez Grasset, est issu d’un article d’Anne Applebaum intitulé The Bad Guys are Winning. Il développe comment les sales types ont gagné : les stratégies des autocrates pour prendre le pouvoir et s’y maintenir, en toute impunité.

Sur la couverture, une carte du monde retournée, à la manière d’une empreinte digitale, montre leur ambition affichée de contrôle, au sens le plus tristement liberticide. La dédicace, “Aux optimistes”, sonne comme une mise en garde.

Cet essai s’appuie sur de nombreux articles récents pour dresser l’audit d’Autocracy Inc., la mafia d’autocrates qui se soutiennent les uns les autres, partagent des ressources et des savoir-faire, passent des accords de blanchiment, d’achats d’armes ou d’envoi de troupes. Il montre des autocraties en guerre avec les valeurs de la démocratie, et persuadées de gagner. Anne Applebaum démonte leur fonctionnement, leurs stratégies, et se demande : la démocratie peut-elle vaincre ?

Crypto-klepto

Premier constat : les partenariats entre démocraties et autocraties n’affaiblissent pas ces dernières, mais empoisonnent les démocraties. Anne Applebaum est très critique de la Realpolitik du “Wandel durch Handel”, de la paix par le commerce. Elle dresse le bilan, trente-cinq ans après la chute de l’URSS, des exemples de coopération économique entre le bloc de l’Est et les Occidentaux, particulièrement en matière d’énergie, qui devaient mener à stabiliser l’équilibre mondial, et qui n’ont fait que donner des armes de chantage aux dictateurs post-soviétiques.

Deuxième constat : l’ampleur du réseau mafieux des autocraties. Jusqu’à 10% du PIB mondial serait issu du blanchiment d’argent ! Et cette emprise tentaculaire s’étend à tous les domaines : sécurité, énergie, technologie, information…

Le dernier constat n’est guère plus rassurant : plus que jamais, les liens se tissent entre démocraties et autocraties. Les techniques de sécurité en sont un exemple, car il y a peu d’une IA de surveillance qui veille au respect du code de la route, à une IA de surveillance qui contrôle chaque citoyen.

Anne Applebaum de conclure sur ce noir tableau : “Un monde dans lequel les autocraties travaillent ensemble pour rester au pouvoir, promouvoir leur système et nuire aux démocraties n’a rien d’une lointaine dystopie. C’est le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.”

L’heure de la véritude

Parmi toutes les stratégies mises en place par les autocraties pour asseoir, maintenir et étendre leur influence, la plus pernicieuse me semble être le détournement de l’idée de vérité objective. Les autocraties modernes, plutôt que de s’opposer aux valeurs de la démocratie libérale, les subvertissent : les opposants sont des ennemis de l’État, la légalisation du mariage homosexuel une preuve du déclin de l’Occident, les condamnations de la Cour Internationale de Justice de l’impérialisme social.

Mais il y a une nouveauté, à l’heure de la multiplication des sources d’information et de l’infobésité. De plus en plus, les autocraties mentent éhontément, pour prouver qu’elles le peuvent. Plus besoin de subvertir les valeurs adverses quand on peut n’en avoir qu’une : le doute, qui mène au fatalisme. La stratégie est simple : il ne s’agit plus de convaincre, mais de semer le doute et de démontrer leur force, par un flot constant de fausses informations de plus en plus grotesques. On peut dès lors prétendre que la Syrie est un champion touristique, que les morts de la Malaysia Airline étaient des cadavres placés dans l’avion, que l’Ukraine est dirigée au choix par des Juifs nazis ou par la CIA.

La Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping s’illustrent particulièrement dans la création d’agences destinées à produire de fausses informations ou des sites web “doppelgänger” imitant les sites fiables, et à les diffuser ensuite directement sur leurs chaînes et leurs réseaux sociaux, ou à les blanchir en les faisant passer sur des médias nationaux.

Et les citoyens ?

Une très récente enquête, Influence by design, va plus loin : selon ses auteurs, les algorithmes de détection de contenu “blanchi” par Meta auraient été sciemment manipulés au bénéfice du Kremlin, afin de maximiser les profits de l’entreprise américaine. L’opposition n’est plus si nette entre les autocraties et les démocraties, tout comme entre influence, manipulation, emprise, propagande et publicité. Le risque de collusion est bien réel, souligné par la conclusion du livre : “Si jamais [Trump] réussit à utiliser les cours fédérales et les forces de l’ordre contre ses ennemis, de pair avec une campagne massive de trollage, le mélange des mondes autocratique et démocratique sera complet”.

C’est pourtant le principal reproche que j’adresserais au livre d’Anne Applebaum : la catégorisation binaire du monde en démocraties et autocraties paraît simpliste, quand il y a des dérives autocratiques dans les démocraties aussi. S’il est bien sûr important de montrer les liens économiques et idéologiques entre le régime des mollahs en Iran, de Bachar-el-Assad en Syrie, du Hezbollah au Liban, du Hamas à Gaza, dirigés contre Israël, il ne l’est pas moins de montrer les liens entre le régime de Netanyahou et d’autres régimes autoritaires, contre l’opposition dans son pays. Or, dans Autocratie(s), l’un empêche l’autre : plutôt que de montrer des dérives autocratiques, elle montre le fonctionnement d’autocraties installées. Cela revient à décrire les sectes à travers les stratégies de gourous, plutôt que du point de vue des gens qui les subissent ou les rejoignent.

C’est un choix qui peut déranger de la part d’Anne Applebaum, historienne américaine, prix Pulitzer 2004, épouse de l’actuel Ministre des Affaires Étrangères de Pologne, qui cite souvent ses propres articles. Le prisme est assumé, mais il lui manque une claire définition de ce que sont les valeurs de la démocratie libérale et de ce qu’est une autocratie, qui se diluent dans la diversité des exemples, de la Jordanie à la Turquie, en passant par la Chine, le Kirghizistan ou l’Iran. Sans doute Autocratie(s) s’adresse-t-il plus à des lecteurs fidèles des autres ouvrages d’Anne Applebaum, comme un complément et une actualisation de sa pensée politique.

Vidéo récente d’Anne Applebaum sur la montée et l’évolution des autocraties

J’en parle en lectrice qui découvre la pensée d’Anne Applebaum, et à ce titre il m’a manqué des définitions claires, une largeur d’analyse, et des esquisses de solutions concrètes.

Puisqu’elle déonce le blanchiment d’argent, la manipulation de l’information, l’usage détourné des réseaux sociaux comme des stratégies de maintien au pouvoir d’autocraties, pourquoi passer sous silence les idées de religion, de nationalité, de famille… tout ce que Marx appelait l’infrastructure, les institutions agitées comme des drapeaux pour perpétuer le pouvoir de la classe dominante ? La kleptocratie occulte que dénonce Autocratie(s) n’est pas seulement le fruit de la passivité des démocraties, mais aussi de l’activité du capitalisme. Je regrette que ce livre s’inscrive encore dans une vision binaire héritée de la Guerre Froide, qui soumet toutes les réalités d’un régime au politique, alors que les exemples dont il s’émaille relèvent de nombreux autres champs.

En somme, le livre vaut donc comme analyse documentée, mais n’atteint à mon sens pas à l’essai. C’est un long article qui liste les liens entre de nombreux autocraties, du Vénézelua au Zimbabwe, de Cuba à la Russie, et montre la grande entreprise mafieuse qui produit le pouvoir et l’impunité, Autocracy Inc. Il a les limites d’un article : les définitions y sont floues, l’orientation de l’autrice s’y devine, le style est inexistant.

Son grand intérêt, c’est qu’il fait passer la critique des autocraties dans le XXIe siècle. Il prend en compte les multiples visages économique, technologique, informationnel de la guerre, sans aller toutefois jusqu’à parler de ces guerres intestines, de la montée des autocraties dans les foyers et les esprits.

Plus qu’une lecture, ce livre mérite une relecture, pour s’approprier toutes les nouvelles expressions que j’y découvre, et qui traduisent un changement de la réalité politique mondiale : l’American kleptocracy (Casey Michel), système de blanchiment d’argent d’origine mafieuse par le biais de sociétés-écrans, “l’armée des mouches” des micro-soutiens aux régimes autocratiques, l’”arrosage de mensonges”, stratégie d’encouragement du nihilisme par le matraquage de fausses informations toujours plus grotesques.

On en souhaiterait un lexique, quoiqu’il périme vite, puisque les autocraties ne cessent de réinventer leurs stratégies d’influence.

Autocratie(s) d’Anne Applebaum offre une analyse lucide de l’axe du mal qu’établissent les autocraties dans le monde, mais reste marqué par un prisme binaire qui réduit parfois la complexité du sujet à une série d’exemples. Il alerte néanmoins sur une réalité incontournable : face à des autocraties organisées et capables de se renouveler, la défense des valeurs démocratiques exige une action collective urgente, vigilante et sans concession. Face à l’union des autocrates, une union de leurs opposants ?

Autocratie(s), Quand les dictateurs s’associent pour diriger le monde, Grasset, janvier 2025. Traduction Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup. 256 pages.
https://www.grasset.fr/livre/autocraties-9782246834113/

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Written by Laura Sibony

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