Le nouveau Michel H. par Bertrand Misonne

5 min readApr 15, 2025

L’œuvre d’art à l’heure de sa productibilité technique

Le Nouveau Michel H., Bertrand Misonne

Un roman écrit avec l’IA ? Je dois avouer que sans la rencontre avec Bertrand Misonne, qui cache sous ce pseudonyme un brillant parcours de data scientist, je ne me serais jamais intéressée à un livre écrit avec l’IA, à la couverture générée par IA, et dont le titre évoque un écrivain des plus déprimants. Mais la sympathie et la générosité de l’auteur sont si contagieuses, il parle toujours avec une telle clarté de son projet et des enjeux de l’intelligence artificielle, que je m’y suis plongée avec curiosité. Bien m’en a pris : j’y ai trouvé un style qui respire la sincérité de ceux qui écrivent avant tout pour le plaisir, une approche fine et maligne des nouvelles technologies et une riche réflexion sur les enjeux et les usages de l’IA. Avant d’être un assistant à l’écriture, Chat-GPT y est d’abord un objet de pensée, presque un personnage, invisible et toujours présent, autour duquel tourne l’intrigue.

Autre personnage-clef : le lecteur, qui va dans ce livre mener l’enquête, chercher à deviner qui lui parle, ce qui ajoute un deuxième niveau de lecture à l’histoire.

C’est un projet ambitieux malgré lui, ambitieux à la manière des révolutions scientifiques. Il n’envisage rien moins que changer notre rapport à l’intelligence artificielle et à la création, mais il le fait avec modestie, pas à pas, avec un rare souci de rendre à César ce qui est à César. — Tellement, que j’ai cru deviner, sur la fin, une subtile ironie sur le droit d’auteur : on fatigue, à lire tant de références, de sources, de précautions pour ré-attribuer à chacun la paternité de ses idées.

Ni roman ni essai, ni inventé ni généré, Le nouveau Michel H. se lit comme une expérimentation. Il ouvre des pistes de réflexion pour notre rapport avec l’IA. Une magnifique jeune femme apparaît dans la vie terne de Jean-Pierre Lemaire, pour l’entraîner dans un bar où il découvre Solange, éditrice déchue de la scène parisienne, et en même temps qu’elle son jeu d’illusions. Le jeu se poursuivra et se complexifiera tout au long de l’histoire, où les personnages jouent ce qu’ils ne sont pas, jouent à jouer, et brouillent les pistes, ce qui nous interroge : qu’est-ce qui appartient à qui ?

Jean-Pierre Lemaire imitant Michel H. grâce à une IA entraînée sur ses textes, jusqu’à le réinventer, me fait penser à cette réplique de Musset, qu’on accusait de copier Byron (le poète anglais, moins connu comme père d’Ada Lovelace, qui développera le premier programme informatique, ancêtre de l’IA générative qui a permis l’écriture de ce livre) :
“Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux.”

C’est bien tout le dilemme de Jean-Pierre Lemaire et de son narrateur, qui n’hésite pas à régulièrement interrompre et commenter l’intrigue : peut-on encore planter des choux, dans un monde d’apparences et d’illusions si perfectionnées qu’on cherche à rendre tout, même les fictions, “authentiques” ? Jean-Pierre, le narrateur, l’auteur, le data scientist qui se cache derrière le pseudonyme… On ne sait pas qui pense quoi, qui dit quoi, qui est qui, dans une caricature à peine marquée d’un monde de plus en plus virtuel, dans lequel l’IA permet de faire émerger des vérités statistiques sans vérité réelle. On en vient à douter des mots : qu’est-ce que la réalité ? Sans s’appesantir sur ces questions, Le nouveau Michel H. les fait miroiter dans un conte aux allures de kaléidoscope, qui touche au droit d’auteur, à la métaphysique, à la technologie, à la littérature et aux dîners de famille.

“Tout emprunt littéral à une œuvre existante serait le fruit involontaire des technologies utilisées” précise-t-il en préambule. Il y a sans doute beaucoup d’involontaire dans ce roman, black box d’un écrivain qui s’en remet par moment, mais jamais complètement, à une IA, pour moins la maîtriser et mieux la comprendre. On reconnaît par moment le style caractéristique de Chat-GPT : excès de participe présent, adjectifs étrangement recherchés, obsession pour les grands mots vagues comme “vie” et “existence”, platitudes. On n’a pas le temps de s’en offusquer que le narrateur vient déjà le décortiquer, dans l’un de ces allers-retours du réel à la fiction.

“Jean-Pierre avait toujours vécu à la lisière de sa propre existence, comme si la vie était un film que l’on regarde à demi-attentif” : le personnage est posé, il sera le parfait jouet des manigances de son éditrice Solange, des expérimentations posthumes de Michel H., et surtout des révélations de son narrateur. Il évolue, mais ne s’affranchit jamais de sa tendance à la désillusion. L’idée de remplacer Michel H. est bien amenée : pas de pirouette narrative, pas de personnage à l’ambition démesurée comme on n’en rencontre que dans les romans, juste une pathétique tentative d’exister pour une éditrice sur le retour et un ancien banquier en burn-out.

À l’heure où OpenAI annonce travailler sur un nouveau modèle optimisé pour la création littéraire, Bertrand Misonne rappelle le rôle d’un acteur principal du roman : le lecteur. Et il s’adresse à lui avec un ton juste, ni pédant ni servile, ni infantilisant ni faussement amical. Il trahit la lecture avec honnêteté, si on peut dire, sans s’en cacher… mais en matière littéraire, les fautes avouées ne sont pas pour autant pardonnées.

En somme, Le nouveau Michel H. réussit son expérience : il casse le roman. Mais je m’interroge : est-ce encore un roman, ou plutôt une longue préface à un roman qui ne vient jamais, et qui reste à imaginer ?

Un mot sur l’éditeur, car il fallait de l’audace pour publier une œuvre aussi inclassable que peu classique. Les éditions Edern ont un modèle singulier : là, les auteurs publiés peuvent devenir “ailes”, et accompagner les “plumes” dans le travail éditorial de ré-écriture et d’amélioration de leurs textes, contre un petit pourcentage (2% environ). Cette hiérarchie permet de séparer l’édition et la publication, au bénéfice d’un accompagnement amical, sur le long-terme : l’auteur peut parler avec son aile des doutes et des états d’âme de l’écriture, et se tourner vers une équipe commerciale pour toutes les questions de diffusion et de promotion du livre. Et c’est une excellente chose de valoriser l’expérience des auteurs, en leur donnant l’occasion d’accompagner de plus novices.

Le nouveau Michel H., Asmodée Edern, coll. Les contemporains, Bertrand Misonne, 2024. 153p. 20€

Bertrand Misonne, pour Le Soir

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Laura Sibony
Laura Sibony

Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

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