Le Mammouth façon mille-feuilles

Laura Sibony
4 min readJan 3, 2025

Compte-rendu de lecture : OPA sur le Mammouth, Et pourquoi pas des profs actionnaires… par Nicolas Sizaret (Souffle Court éditions, 2012)

Un mammouth fatigué, chevauché par un capitaliste qui agite devant sa trompe un paquet de dollars pour l’inciter à charger un homme des cavernes armé d’une pancarte “Syndicats”… La couverture ne laisse pas présager le trésor de réflexion et de difficile prise de recul sur le système éducatif qu’elle renferme.

Je n’aurais pas lu OPA sur le Mammouth sans la recommandation de son auteur, Nicolas Sizaret, et sans les “conférences gesticulées” qu’il organise, pour mettre le public dans la peau d’actionnaires de l’Éducation Nationale, et faire vivre sa réflexion au-delà du papier. Nouvelle preuve, s’il en était besoin, que l’auteur est la pire personne pour choisir son titre et sa couverture. Mais cohérence parfaite avec la dénonciation d’un système qui mise plus sur le marketing que sur le contenu.

Tout commence par un prologue qui campe un intrigant personnage : Dave Mulland, puis un premier chapitre qui nous mène sur les traces d’une enseignante adepte de surf à la recherche d’une mutation près de l’océan.

On pourrait reprocher au livre une ironie parfois trop voyante, quelques clichés et des anecdotes qui se prennent pour des lois, mais dans l’ensemble il faut lui reconnaître de très grandes qualités : la capacité à se placer de tous les points de vue, un équilibre entre fiction et récit qui illustre et rend concrètes des problématiques complexes, et un talent pour incarner le vécu des acteurs de la grande machine de l’Éducation Nationale.

Je ne jugerais pas ici la critique du fonctionnement de l’Éducation Nationale, que Nicolas Sizaret connaît bien : il y a passé six ans comme consultant interne, chargé de la modernisation.

Je me permets plutôt une digression sur le format du livre, au croisement entre essai et fiction. C’est un exercice périlleux, de donner une plume de romancier à un essayiste. Il a un avantage majeur : éclairer un univers abstrait de stratégies et de règlements, pour mettre en lumière, à travers des scènes vivantes, les grandes évolutions de l’Éducation Nationale, présentes ou en germe. Et il a une limite : lorsque l’essai campe des types plutôt que des personnages, et ne prend pas le temps de raconter les doutes, les mille nuances, les défauts qui font un homme ou une femme. Il faudrait inventer un nom pour ce genre, que les Anglo-saxons appellent narrative non-fiction. Les amateurs de romans seront sans doute frustrés par le traitement superficiel des personnages et de leurs relations, et par un message très présent derrière l’histoire. Les amateurs d’essais seront déstabilisés par la narration très incarnée. Mais les deux gagneront au dialogue qui s’établit entre les idées et leurs conséquences vécues.

OPA sur le Mammouth relève le défi : les fils de l’intrigue, intelligemment tendus, sont cependant un peu trop visibles ; les personnages savent surprendre tout en restant d’un bloc, en somme c’est un roman intelligent, trop intelligent. Il prédit, quand on aimerait qu’il raconte. Il accumule les péripéties, brillantes et bien ficelées, quand on aurait aimé découvrir leur retentissement émotionnel. Mais ces brillantes péripéties illustrent d’illisibles règlements, d’arides rapports ministériels, et donnent prétexte à des notes de bas de page, qui renvoient vers des articles plus détaillés.

Dans Fantasia, Contes & légendes de l’intelligence artificielle (Grasset, 2024), j’ai été confrontée au même dilemme : montrer la diversité des facettes de l’IA au travers de récits, dialogues, brèves… qui les rendent visibles, en assumant un aspect forcément fragmentaire et frustrant. Il a quelquefois été qualifié d’”essai littéraire”, genre de l’entre-deux qui montre bien sa double-ambition. Quoique l’équilibre soit difficile à tenir, je remercie Nicolas Sizaret de l’avoir fait. Ça me semble être la principale originalité de son livre : la fiction y devient un outil d’exploration des tendances et des graines de l’Éducation Nationale de demain, dans un récit cohérent et agréable à lire, qui épargne les réactions épidermiques et les débats abstraits, pour parler des personnes qui vivent au quotidien les effets des réformes et des choix stratégiques du Ministère.

OPA sur le Mammouth est donc une fiction illustrative des dérives que l’on devine possibles dans le fonctionnement actuel de l’Éducation Nationale. Au service de ce message, Nicolas Sizaret met une plume claire, intelligente, quelquefois potache mais jamais caustique, et qui excelle particulièrement dans l’art de démêler les diaboliques intrigues nouées par Dave Mulland pour développer ses Unités Scolaires Compétitives.

Il nous entraîne dans une véritable chasse au mammouth, pleine de pièges, de ronces et de marécages.

OPA sur le Mammouth — Et pourquoi pas des profs actionnaires… Nicolas Sizaret (Souffle court éditions, 2012)
Amazon : https://www.amazon.fr/OPA-sur-Mammouth-Nicolas-Sizaret/dp/2952347654

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Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

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