Le futur aussi a un passé

Essai de paléofuturisme

Laura Sibony
6 min readJul 25, 2022
L’avion de ligne du futur, peint en 1946

Le devoir de mémoire est aussi un devoir de prévoir : il faut donner du sens et des repères à un progrès technologique qui ne cesse d’accélérer. La prospective est cette discipline qui a en charge de réconcilier science et conscience, en s’appuyant sur l’expérience passée et les tendances actuelles pour préparer l’avenir. Ni utopie, ni pure analyse, cette discipline fait la part belle aux statistiques : la subjectivité et l’imagination y ont leur place autant que l’histoire et la logique. Elle équivaut à l’échelle d’une société aux « côtes d’avenir » et « seuils d’optimisme » des personnalités politiques, ce qui en fait un excellent indicateur de l’évolution des conceptions du futur.

Retour vers le futur : qu’est-ce que le paléofuturisme ?

«Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles» concluait Paul Valéry au lendemain de la Première Guerre mondiale. En 2014, nous savons que la civilisation européenne est non seulement mortelle, mais encore qu’elle doit souvent périr pour renaître plus jeune. Du point de vue scientifique, le XXe siècle est une impressionnante suite de disruptions, où théories et technologies se succèdent de plus en plus rapidement. Il avait fallu des millénaires à nos ancêtres pour inventer la roue, et des siècles pour passer de la roue tractée par la force animale à la roue poussée par une énergie mécanique ; en quelques décennies à peine, nous avons perfectionné le plus lourd que l’air pour en faire des fusées capables de nous mener sur la Lune. Avec cette accélération du progrès est apparue une discipline nouvelle, la prospective, en charge de prévoir les prochaines innovations techniques et leurs conséquences.

Depuis, les documents ne cessent de s’accumuler pour témoigner de ce qu’imaginaient nos ancêtres en parlant de leur avenir : rapports prévisionnels militaires et plans décennaux, mais aussi publicités futuristes, ouvrages d’anticipation et films de science-fiction. Ces sources ont donné naissance au « paléofuturisme » ou « rétrofuturisme », une branche de l’Histoire spécifiquement dédiée à l’étude du rapport changeant des hommes à leur futur. Une observation s’impose : alors que chaque jour nous progressons en médecine, en informatique, en mécanique, que la science ne cesse de découvrir et d’inventer…la prospective s’essouffle, fuit le long-terme pour restreindre son horizon aux quelques prochaines années.

Pourquoi notre prospective est-elle si peu ambitieuse alors même que nous avons, d’expérience, toutes les raisons d’être confiants dans l’avenir ? C’est que l’avenir n’est pas seulement le progrès technique, il lui faut aussi la conscience qui l’accompagne et le guide. L’évolution de la science a aujourd’hui plutôt tendance à nous inquiéter qu’à nous enthousiasmer. Clonage, OGM, énergie nucléaire et reconnaissance biométrique auraient probablement été accueillis avec enthousiasme au siècle dernier ; serions-nous devenus plus pessimistes parce que moins naïfs ? La robotisation de l’industrie, qui devait libérer l’homme des contingences matérielles, n’est plus qu’une menace pour nos emplois. Nous multiplions les comités d’éthique pour trouver des repères dans un monde scientifique qui doit, par nature, se remettre perpétuellement en cause.

Le complexe d’Icare, ou la prospective dans l’armée de l’air

L’armée de l’air, armée technologique, est inséparable de cette recherche de sens d’une « science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ». Dès ses origines, l’aviation a engendré d’immenses espoirs, et de non moins grandes déceptions. Dans l’Europe en ruines de 1918, il a bien fallu se rendre compte que « l’homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magno cecero) a d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes ». Et il a alors fallu inventer un futur à cette discipline nouvelle -quoique le vol soit un rêve vieux comme l’humanité- et dangereuse -bien que les premiers exploits aériens visassent à rapprocher les hommes. Les pionniers de l’air furent des visionnaires, qui rêvèrent l’aviation moderne : certains de leurs projets se réalisèrent, d’autres ont été abandonnés ou sont restés en cours d’exécution, mais tous sont révélateurs des projets et des espoirs de leur époque.

Au reste, il arrive souvent de voir resurgir une idée ancienne sous une forme inattendue. Ainsi des Zeppelins, qui connurent leur heure de gloire comme moyen de transport transatlantique, pour réapparaître aujourd’hui dans le tourisme de luxe. Ou plus courant : le vidéophone, dont un prototype a été produit dès le XIXe siècle par Graham Bell, aurait fini aux oubliettes de l’histoire sans la technologie de nos smartphones. La prospective militaire montre un intérêt croissant pour la redécouverte d’anciennes utopies dans le monde contemporain, avec des besoins, des buts et des moyens nouveaux. Au nombre de ces innovations venues du passé figurent l’étude des ballons dans l’armée de l’air, de virus anciens comme la peste ou le choléra, dans la prévention contre une guerre bactériologique, ou encore l’usage des maquettes pour la formation des pilotes.

Soucieuse du passé, la prospective contemporaine imagine moins l’apparition des prochaines innovations qu’elle ne les annonce, selon des modèles censés prédire l’évolution et la maturation d’une idée neuve, comme le hype cycle ci-dessous :

Source : Gartner Inc., 2012

Selon ce modèle, lorsqu’une innovation apparaît, elle est d’abord peu adaptée aux utilisateurs, ce qui ne l’empêche de connaître un pic d’engouement, de durée et d’intensité variables. Mais bientôt elle est dépassée par les promesses médiatiques, et sa popularité commence à baisser. Plus elle aura eu de succès, plus cette phase de désenchantement sera longue, sans toutefois être abandonnée, à l’instar des robots humanoïdes. L’amélioration technique et l’évolution de la société permettent à cette poignée de fidèles de relancer l’idée, qui entre alors dans la phase d’adaptation. Mais pour être entièrement assimilée par le public, l’innovation doit encore survivre à une radicale remise en cause, dite disruption en termes de marketing.

Le possible et le réel : pour rendre demain plus humain

Ce modèle repose sur la hype, c’est-à-dire la séduction médiatique et non la valeur réelle d’une innovation. Il tient compte du contexte humain dans lequel la technologie cherche à s’insérer. La prospective militaire est à cet égard extrêmement intéressante puisqu’elle a en charge à la fois la prédiction du contexte scientifique à cinq, dix ou trente ans, afin de développer des programmes sur le long-terme adaptés au monde de demain, et les prévisions moins quantifiables de l’environnement stratégique et moral, qui garantissent l’utilité de ces matériels. Une avancée technique trop en avance sur son temps « ne prendrait pas », faute d’une demande future correspondant aux développements présents. Les débats, qui resurgissent sporadiquement, entre furtivité et hypervélocité, ou à propos des drones armés, en sont de bons témoins : il ne suffit pas d’anticiper les guerres et les défenses de l’avenir, il faut aussi prendre en compte leur impact humain. Fait nouveau, c’est désormais à la société de suivre la technologie. A quoi bon développer un avion supersonique, si dans dix ans les conflits ne se règlent plus que par l’économie, avec pour armes l’embargo et les sanctions financières ?

Se pose toujours la question de la fin du progrès. Non plus, comme auparavant, de savoir si le progrès aura une fin, ou si une suite d’innovations, toujours plus rapides, toujours plus surprenantes, est possible. Moins encore de savoir s’il est souhaitable de baser une société sur la foi dans une croissance ininterrompue du savoir. Mais la fin du progrès questionne sa finalité : y aura-t-il toujours des besoins à satisfaire par des innovations ? Les nouvelles technologies ne créent-elles pas de nouveaux besoins, afin de se rendre artificiellement utiles ? Nos grands-parents n’avaient pas d’accès instantané à l’information mondiale, mais ils n’avaient pas le besoin compulsif de connaître à chaud les dernières actualités.

C’est la principale leçon du paléofuturisme : l’innovation ne devrait pas se dissocier de la prospective, sa boussole. Peut-être aurait-on dû écouter plus tôt la leçon de Paul Valéry en 1918, lorsqu’il osait, l’un des premiers, mettre en doute les bénéfices du progrès scientifique : « Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins[…] Savoir et devoir, vous êtes donc suspects ? »

“Le dernier cri de la navigation aérienne”

Article initialement publié dans Epidosis, la revue de prospective de l’armée de l’air, en 2014.

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Laura Sibony
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Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

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