Le cocon, de Florent Feyrabend

Laura Sibony
6 min readFeb 22, 2025

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(Les instants perdus de Gustave Zédée)

Le cocon est un premier roman, publié en 2004. Entre le roman et le poème. Un poèman, peut-être, avec deux grandes ailes en parenthèses.

C’est un livre qui commence au chapitre (0) par les mots “Et puis” : vous êtes prévenus, ce ne sera pas une lecture commune. Le narrateur, doté d’un nom comme on n’en fait pas, “pense zigzag”, selon son expression, à grands renforts de parenthèses où se révèle un style déconcertant, digressif et ciselé.

La métamorphose, de A à Zédée

Gustave Zédée est un jeune homme sans histoire de la bourgeoisie parisienne qui passe ses vacances du côté de La Rochelle, jusqu’au jour où il découvre, sur la plage de son enfance, une écœurante chose blanchâtre vomie par l’océan. Enfin ce n’est pas très clair, mais peu importe. De ce moment ou d’un autre, Zédée s’enfermera dans un cocon, aussi métaphorique que réel. Son corps suera le sang, ses membres se pelotonneront en position fœtale, et sa vision du monde, de même, se teintera de sang, se repliera, deviendra rigide et opaque. Dans la clinique italienne du Dr. Monroe, il rêvera longtemps de devenir un phénomène, une gloire de la médecine. Mais la clinique n’est qu’un cocon de plus, qui l’éloigne du monde et l’enferme dans un univers tissé de fantasmes autour de son arrière-grand-mère, des infirmières, des autres malades.

Je n’ai pas tout compris de ce livre, c’est certain. Mais je crois bien qu’il m’a permis de toucher du doigt la fine et fragile surface qui enveloppe une âme, à l’extrême limite de l’impartageable intimité.

J’écris pour partager ma surprise, mais je m’en veux déjà : c’est un livre qu’on rencontre, pas un livre qu’on recommande. Il n’a pas un thème, pas d’étiquette marketing et ne racole pas le lecteur. Par pudeur ou par coquetterie, il ne se montre que sous une avalanche de mots et d’apprêts, mais on le devine, en-dessous, très touchant. Ce serait à la fois une platitude et une indiscrétion que d’écrire qu’il a une âme, mais je me demande si cette hésitation n’est pas le signe de ma contagion par un narrateur qui doute, et s’en veut de douter, et en veut au monde de sa culpabilité… un narrateur lucide jusqu’à l’acidité, mais sans la prétention qui rend en général ce genre de narrateurs insupportables. En tous cas, si les âmes étaient exhibitionnistes, cela donnerait Le cocon.

Pour Baudelaire le poète est semblable au prince des nuées, pour Feyrabend il a sans doute plus figure de méduse, d’une grâce légère et délicate, hors de ce monde, lorsqu’on la laisse libre dans son élément… et flasque, inoffensive, insatisfaite d’elle-même lorsqu’elle échoue parmi les hommes.

Attentat à l’intimité

On peut dire tant de choses d’un livre… s’arrêter au vocabulaire serait presque une insulte. Pas ici. Dès la première page, j’ai été saisie par une description de la couleur lunaire : “…-mais, comme toujours, on peut discuter de ça, de la couleur de la lune, ambre, anis, roux clair ou soupe aux choux ; impressionnante en tout cas”. Plus loin, vers la fin, elle deviendra “Lune anisée, ou blême, ou blafarde, ou vérolée”. Combien de couleurs à son vocabulaire ! Pour Feyrabend, le blanc n’est jamais blanc. Le vocabulaire, chez lui, n’est pas qu’un outil, une substance malléable à la pensée : c’est l’œuvre. Non pas qu’il ait une passion de glossophile pour les mots rares ou compliqués — même dans la clinique, on ne trouve pas trace du jargon médical— mais plutôt il nous englue dans un chatoyant tissu de mots qui fait naturellement penser à une chrysalide.

Mon éditeur m’avait une fois dit que j’avais “trop de respect pour les auteurs”. Comme j’ai pour habitude de ne comprendre les critiques de mon éditeur que dix ans après, je n’en avais rien fait sur le moment. J’avais même tendance à croire que c’était une qualité, le respect pour les auteurs. Et c’est vrai qu’au début, les références à La Métamorphose, à La Montagne Magique, à La Recherche du Temps Perdu, à L’étranger, les réminiscence de la générosité verbale de Gary ou de l’ivresse de mots de Céline (mais Feyrabend a, au début, l’ivresse joyeuse) sont des clins d’œil de bon ton. Seulement, assez vite, on a le sentiment d’être noyé sous la masse de cette culture, de ne plus avoir toutes les références, d’être le dindon d’une farce qui se joue sans nous. Et la sympathique coterie littéraire vire à l’étalage d’une culture toujours impartageable, puisque personnelle.

Si les mots de Feyrabend frappent si loin, c’est qu’il les décoche à l’arc de ses très nombreuses parenthèses. Il en use et en abuse, parfois pour préciser, souvent pour prendre de la distance (si si), pour multiplier les voix, diffracter la narration, quelquefois parce qu’il se prend pas au sérieux (se prend au jeu mais pas au sérieux), et d’autres fois pour rien, pour faire joli.

C’est amusant, intéressant, stimulant, unique… jusqu’à ce que ce soit trop. Feyrabend a inventé l’apoplexie du style. Son héros sue du sang, se liquéfie devant nos yeux, et son livre déborde partout de sa propre matière, de la vie qui s’en échappe en excès. Dérangeant, et fascinant…

Voyage au bout de la solitude

Comment le classer ? Il a deux épigraphes, une étoile du Nord et une boussole : Kafka et Stevenson. Il y a des deux dans Le cocon, l’horreur absurde et obsédante de l’auteur de La Métamorphose, et des personnages aventureux et inquiétants à la manière de Stevenson.

Le héros, Gustave Zédée, a quelque chose du scorpion qui s’envenime, qui s’empoisonne lui-même, dans cette intériorité qu’il dissèque. Il critique tout et tous : femmes, patrons, médecins — chacun en prend pour son grade. C’en est à se demander si la maladie a rendu Zédée paranoïaque, ou s’il doit, par une sorte de surpassement christique, porter tous les péchés et les travers du monde.

Peut-être est-il un Christ paranoïaque, le martyr d’une génération médiocre ? Il y a des gens qui sont des coquilles vides, et il y a des Cocons. Au début, on est fasciné par l’intériorité si riche, si dense du narrateur. À la manière du narrateur du Temps Perdu, il nous parlerait de lui et de nous-mêmes rien qu’en nous décrivant la danse des algues sous le courant. Évidemment, les mots ne font qu’effleurer la surface, ils sont l’aquarelle qui ne rendra jamais vraiment, sous sa touche légère, que l’ombre de la lumière. Mais une fois le personnage présenté, on est déçus. Il s’enferme en lui-même, tourne en rond, contemple sa propre virtuosité et ne nous apprend plus grand-chose.

Pourtant, au début, lorsqu’il s’adressait encore à une femme à la deuxième personne, ses mots tombaient si justes que j’ai dû en prendre quelques uns personnellement… Mais comme la femme dont il est question, j’aurais dû m’arrêter là, au moment où le poème n’est pas encore devenu roman.

Sa virtuosité n’est jamais pédante, il joue avec les mots comme le peintre avec les nuances, pour rendre la plus vraie, mais ce serait un peintre qui ne peint que lui-même. C’est dommage. Et le livre qui commençait par “Et puis” finit par “Il y avait bien le compte”.

C’est étrange : à me relire, j’ai l’impression que ce que je voyais comme des compliments se lit comme des critiques. C’est que Le cocon n’est pas un livre plaisant, il est beaucoup plus. Il force à s’interroger, à s’émerveiller parfois, à entrer en soi, à faire lumière sur ce qu’on aimerait ignorer. Il ne fait pas passer le temps : il l’arrête. Il est surprenant, captivant, et très souvent simplement beau. Le sujet de Florent Feyrabend, teinté d’un dégoût qui ne parvient plus à s’illusionner, est universel : c’est l’absurdité de l’existence.

En somme, vous l’avez compris : rien de romantique, rien d’engagé, rien d’important dans ce livre — seulement l’essentiel. Il a un goût de promesse en suspens. On y sent la naissance d’un style, encore un peu artificiel, qui aurait pu s’épargner les onomatopées entre parenthèses ou les trop réguliers “plus… plus…”, mais la comparaison ne surprendra personne : on attend l’éclosion.

Comme il le dit lui-même : “Y a pas de mal à être sincère et honnête et vrai — mais putain, c’est quand même des valeurs essentielles, non — et puis ensuite qu’ils se débrouillent, c’est plus ton problème, bordel… Je vais même aller plus loin, tiens : ben tu te seras soulagé d’un sacré poids.”

Le Cocon, Florent Feyrabend, arléa, septembre 2004

Le Cocon, Florent Feyrabend, arléa, septembre 2004. Collection 1er / mille. 360 pages. 20.50€.
https://www.fnac.com/a1560385/Florent-Feyrabend-Cocon-ou-les-instants-perdus-de-Gustave-Zedee

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Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

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