La machine à associations d’idées
En 1950, André Maurois réfléchit, dans les Nouveaux discours du Dr O’Grady, sur les évolutions de son temps : énergie atomique, libération des mœurs, existentialisme, naissance de l’informatique, psychiatrie et progrès de la médecine, impérialisme et conquête de l’espace…
On retrouve, dans le ton de ses discours, l’enthousiasme intellectuel des dialogues socratiques, et l’émerveillement des propos d’Alain. Dans le discours intitulé “L’avenir est aux rats”, il écrit :
— Voilà notre époque ! dit-il. Comment voulez-vous que ce monde marche bien quand un Français cultivé ignore le nom et l’œuvre d’un des plus grands organisateurs intellectuels de ce temps ?My dear Aurelle, le Dr Vannevar Bush est l’homme qui a rendu possible, par sa méthode, l’utilisation de l’énergie atomique. Or il a écrit un article révolutionnaire sur les procédés de travail du surhomme. Celui-ci aura demain à sa disposition des machines à calculer et même à penser, si complexes, si parfaites, qu’elles le délivreront de tout le côté mécanique des mathématiques et de la logique. Elles seront les « femmes de ménage » du savant ; elles résoudront, en quelques minutes, des équations comportant un nombre d’inconnues tel qu’une équipe humaine y passerait en vain des années. Le surhomme possédera des bibliothèques sur microfilm si réduites que tous les livres publiés depuis qu’il y a des hommes et qui écrivent tiendront, Aurelle, dans votre chambre. Le grand Larousse n’y sera pas aussi épais qu’une boîte d’allumettes. Chaque livre microfilmé aura son numéro de code. En formant ce numéro, vous ferez apparaître la page de titre sur un écran placé en face de votre bureau et, si vous désirez retrouver, dans le volume, un passage ou un renseignement, vous aurez devant vous des changements de vitesse qui vous permettront de faire passer une, dix, ou cent pages à la minute.
— Quelle horreur ! dit Aurelle.
— Ce n’est pas tout, dit le docteur. Tous ces livres seront reliés entre eux par une machine à associations d’idées qui mettra à votre disposition, en quelques secondes, si vous voulez faire, par exemple, une recherche sur le traitement du zona par les médecins tibétains, ou sur le rôle de la pédérastie dans la fondation des empires, tout ce qui a jamais été écrit sur ces sujets capitaux.
— Êtes-vous sérieux, docteur ? Et une telle machine est-elle concevable ?
— Mais, naturellement, dit le docteur. N’avez-vous pas vu, aux armées américaines, ces camions qui contenaient les fiches, soigneusement découpées et classées, de chacun des hommes d’une division et qui permettaient, en appuyant sur un bouton, d’établir aussitôt la liste complète de tous les soldats qui étaient forgerons, baptistes et parlant le finlandais ? Le principe sera le même. Mais il y aura mieux. Le surhomme, quand il circulera dans son laboratoire, aura devant la bouche un walkie-talkie, micro ambulant auquel il confiera ses observations ; celles-ci seront, immédiatement, dactylographiées à distance, des cellules photo-électriques transformant les sons en signes ; il aura sur le front un appareil photographique, grand comme une olive, qui enregistrera sur des films minuscules ce que verra l’observateur. Ainsi tout ce qui se dira et se passera dans le monde sera fixé et classé dans des bibliothèques de microfilms.
— De sorte que, docteur, rien ne se perdra plus ; que le bienfaisant triage de l’oubli ne s’opérera plus ; et que les archives de l’humanité iront s’enflant à un rythme accéléré, jusqu’au point où nul ne pourra plus les consulter utilement… Et vous appelez cela le temps du surhomme ? Je crains, moi, que ce ne soit une nouvelle étape vers la décadence. Platon et Descartes n’avaient ni walkie-talkies, ni microfilms, ni fourgons à fiches…
— Et vous voyez, dit le docteur, sarcastique, où Platon et Descartes nous ont conduits. Je crois qu’il faut maintenant donner sa chance au Dr Vannevar Bush.
— Que peut-il faire pour nous ?
— Tout, my boy. Il peut fournir à notre cerveau les relais nécessaires pour maîtriser nos connaissances nouvelles ; il peut nous donner des machines à prévoir, des machines à gouverner… Mais oui… Beaucoup de problèmes de gouvernement sont en fait des problèmes de calcul ; seulement les données sont si nombreuses que personne n’ose entreprendre l’analyse des situations. Au lieu de compter, gouvernements et peuples prennent le parti de déclamer, de hurler, ou de se battre dans les rues. La machine mettrait tout le monde d’accord.
— Exemple, docteur ?
— Il y a mille exemples. Vos agriculteurs demandent qu’on fixe le « juste » prix du blé, des betteraves. Fournissez à la machine les données utiles : récolte, prix mondial, prix industriels, profit légitime, et caetera… Elle vous répondra par un chiffre irréfutable. On imagine aisément une machine à gestion bancaire. Elle vous indiquerait le taux d’escompte raisonnable dans telles circonstances déterminées, le volume de crédits justifié par la production, les valeurs respectives des monnaies.
— Ô docteur Incorrigible ! Vous raisonnez comme si les données véritables n’étaient pas des passions humaines. Une crise, fût-elle économique, ne résulte pas essentiellement d’éléments chiffrables, mais d’espoirs, de craintes et d’erreurs.
— Et où avez-vous appris, my boy, que les passions ne soient pas soumises à des lois statistiques ? La machine à gouverner tiendra compte des pensées. Non de celles de l’individu, mais de celles des masses. Réfléchissez, Aurelle. Dans tous les postes de D.C.A., il y a des machines qui doivent résoudre ce problème : un avion de type déterminé vole à telle vitesse, par tel temps ; sa position à l’instant était connue ; quelle sera sa position probable à l’instant t’ ? Or cette position t’ dépend non seulement de l’appareil, mais de l’aviateur qui sait qu’on tire sur lui et qui manœuvre. Pourtant la machine est efficace ; elle tient compte des réactions de l’individu. La probabilité deviendra plus grande encore quand les réactions seront celles des foules.
— En somme, dit Aurelle, vous en arrivez à soutenir que la planète sera plus facile à gouverner que la Principauté de Monaco ?
— Cela est évident, dit le docteur.
Il est utile, pour une génération qui est née avec l’informatique, de faire un pas en arrière, et de relire ce qu’imaginaient les penseurs du siècle dernier. Ils voyaient, dans l’archivage toujours croissant des idées, nous dirions aujourd’hui des données, ou de la data, une formidable source de connaissances à exploiter. Il leur manquait la “machine à association d’idées”. Une telle machine serait nécessairement aussi une machine à prévoir, et donc aussi une machine à gouverner, si l’on croit, avec le Dr O’Grady, que les idées des masses se peuvent prévoir.
On découvre, dans ce discours, les germes d’un raisonnement statistique plutôt que procédural, l’invention de “machines à associer les idées” et à prévoir des probabilités, plutôt qu’à dévoiler une vérité unique qui se cacherait dans la masse des données.
C’est à mon sens la définition la plus ambitieuse et la plus riche en développements de l’intelligence artificielle : une machine à associer les idées, sur le mode statistique, ce qui permet de prévoir et de gouverner.
Pour une définition de l’I.A. : relisez le discours de Maurois en remplaçant “idées” par “données”, “microfilms” par “big data” et “machine” par “logiciel”. Tout y est : l’I.A. faible, “femme de ménage du savant”, qui automatise les tâches répétitives, l’I.A. forte qui dégage les patterns dans des séries de données et permet de faire des prédictions, statistiques mais tenant compte des réactions humaines.
En espérant que la politique, aidée par les extraordinaires outils technologiques à sa disposition, puisse gérer le monde un peu mieux que ne l’est la Principauté de Monaco…