Facebook, du 5e pouvoir à la 5e colonne

Laura Sibony
6 min readMar 2, 2025

--

Pourquoi j’ai quitté Facebook : retour sur une utopie numérique.

Je me souviens encore très bien de la création de mon compte Facebook, en 2011. J’étais en Terminale, l’année du bac. MSN, c’était le passé, le lycée, les enfantillages ponctués de wizz. Sur Facebook, on pouvait voir les photos du beau gosse du lycée, rejoindre des événements, « liker ». On parlait à l’époque de « place du village mondial ». L’expression prête aujourd’hui à sourire, elle était à l’époque dans les pages les plus modernes des livres de géographie. On s’étonnait de voir fleurir les printemps arabes, sans chef, sans organisation militante, qui essaimaient par les réseaux sociaux.

Cinq ans plus tard, je concluais mon master de communication par un mémoire sur Nuit Debout, où je présentais Facebook comme un cinquième pouvoir. Il y a les trois pouvoirs de Montesquieu : exécutif, législatif et judiciaire. En 2016, les monopoles médiatiques s’érigeaient déjà en quatrième pouvoir, qui venaient perturber le fragile équilibre en papier-caillou-ciseaux des trois autres. De plus en plus, les médias dictaient l’agenda politique, faisaient les opinions et les votes, et jouaient avec les réputations. Face à ces empires, des applications comme Periscope (depuis racheté et fermé par Twitter/X), des chaînes de messagerie ou des groupes sur Facebook faisaient figure de contre-pouvoir, de garde-fou démocratique et populaire à une trop grande centralisation médiatique. Ma thèse paraît aujourd’hui bien candide : je pensais que Facebook serait le juste et nécessaire contrepoids au pouvoir médiatique.

Profil Twitter de Nuit Debout en juin 2016

La semaine dernière, j’ai clôturé mon compte Facebook, après avoir récupéré mes données. Un groupe religieux m’y diffamait, sans argument mais à grands renforts de citations larmoyantes auxquelles ne manquait que le fond coucher de soleil sur un lagon. Des gens qui n’étaient en rien concernés, qui ne me connaissaient pas et que je n’ai jamais vus, ont même commenté le traditionnel « nom et adresse ? » des justiciers du net. 2011–2025 : la place du village mondial était vite devenue la place du pilori.

Mais cet épisode personnel n’était que la goutte qui a fait déborder le pot de chambre. Dès 2018, l’affaire Facebook — Cambridge Analytica, bien trop oubliée, avait révélé la manipulation des votes par le profilage et la manipulation des utilisateurs. Les entreprises avaient dressé des profils psychographiques d’électeurs qui leur ont permis d’influencer le vote du Brexit ou la première élection de Trump. Il suffit de bien peu de choses pour deviner ce qui nous intéresse : aux États-Unis, les marqueurs principaux du vote étaient la possession d’une arme à feu ou d’un animal de compagnie — et je n’ai jamais vu un propriétaire de lévrier ou de M16 se priver d’en publier des dizaines photos sur Facebook. Aujourd’hui encore, les données collectées n’ont pas été supprimées, et auraient pu être utilisées pour manipuler d’autres élections. Sans compter qu’après la mise en faillite de Cambridge Analytica, l’entreprise Emerdata a ré-embauché la plupart de ses employés avec des fonds toujours issus de la famille Mercer. Il faut que tout change pour que rien ne change, décidément.

Nous ne sommes pas assez conscients de ce que valent nos données, parce que nous ne les voyons pas, et parce qu’elles tirent leur prix des croisements et recoupements à grande échelle. “Je n’ai rien à cacher” n’est pas un argument : je ne fais aucun détournement de fonds, et pourtant je ne me promène pas avec le solde de mon compte en banque affiché sur le front. En ligne, si. J’entends souvent des gens craindre que Google les écoute, parce qu’ils parlaient hier d’un film précis et qu’ils en voient aujourd’hui la bande-annonce dans leur fil d’actualité. Je ne sais pas si c’est beaucoup plus rassurant : à moins qu’ils ne soient recherchés par Interpol, Google ne les écoute pas, parce qu’il n’y a pas besoin de cela pour savoir ce qui nous intéresse. Il suffit de récolter quelques données, que nous diffusons le plus souvent volontairement et gratuitement, sur notre réseau d’amis ou nos centres d’intérêt, de les croiser avec notre géolocalisation ou notre historique, ou avec les films à l’affiche… Ce n’est pas plus malin que ça, le ciblage publicitaire : ça se résume à la recherche de régularités statistiques dans des bases de données. Comme tous les tours de magie, il repose sur un biais humain : nous oublions facilement que quand c’est gratuit, c’est nous le produit — autrement dit que ces données, dont nous sommes individuellement si généreux, ont collectivement une immense valeur.

Passons sur la modération des contenus, c’est-à-dire le visionnage intensif de décapitations, de viols d’enfants et de discours de haine, réalisée dans des conditions déplorables par des sous-traitants kenyans, oublions la dévalorisons de soi d’adolescents constamment exposés au jugement en ligne, l’encouragement du cyber-harcèlement, les affaires judiciaires pour manquement à l’obligation de transparence, fuite de données, transfert d’informations personnelles… Fermons les yeux, on sait si bien le faire, sur un algorithme qui met en avant les contenus polarisants, puisqu’ils favorisent l’engagement (il n’y a qu’à suivre la passionnante histoire du smiley “en colère”), oublions que le chiffre d’affaires de 120 milliards de dollars — le PIB du Maroc — de l’entreprise ne fait que refléter la valeur de nos données personnelles, et tâchons d’ignorer les fake news qui y pullulent, puisqu’un mensonge plaira toujours plus, et se répandra plus vite qu’une vérification.

Scroll rapide, janvier 2025. Le fondateur Mark Zuckerberg, Zuck pour les intimes, annonce supprimer le fact-checking, la vérification d’informations, et en profite pour s’étendre, dans le podcast de Joe Rogan, sur la nécessité d’« insuffler plus d’énergie masculine ». Il s’affiche complaisamment aux côtés de Musk et Trump, le jour de l’investiture. Ce ne sont que des jalons dans une dérive de ce réseau, où les fausses informations trouvent un terrain fertile, et où les autocraties recrutent désormais des espions gratuits et infiltrés — comment nommer autrement les citoyens d’un pays démocratique qui, de pleur plein gré, relaient des fausses informations en leur donnant leur crédit, ou menacent des inconnus, pour le bénéfice d’une cause qui ne leur en sera pas reconnaissante ?

Et c’est ainsi, en version courte, que le cinquième pouvoir est devenu la cinquième colonne des populismes, le cheval de Troie d’un discours favorisant la désinformation, la radicalisation et la polarisation. Le rêve d’un contre-pouvoir au pouvoir médiatique est bien éloigné : aujourd’hui, loin de relier, ces réseaux divisent.

Je clôture donc mon compte Facebook, et je repense à tous ces espoirs au parfum de naphtaline : le web 2.0 qui devait être celui du social, la place du village global, le melting pot culturel, le slogan de 2009 « Facebook helps you connect and share with the people in your life » (Facebook vous aide à connecter et partager avec vos proches). Je me souviens qu’au moment de mon inscription, j’avais lu ce message, affiché jusqu’en 2019 « It’s free and always will be », qui a vite disparu lors du lancement des services payants, alors que la seule chose gratuite en ce moment sur Facebook, c’est la violence du langage.

Et c’est pour cela qu’aujourd’hui, en 2025, le nouveau slogan de Meta, le groupe de Facebook, Whatsapp et Instagram, sonne comme une menace : « The next chapter of social connection », le nouveau chapitre dans la connection sociale. Un nouveau chapitre débordant d’énergie masculine.

Capture d’écran, retrouvée dans mes données Facebook après clôture du compte, issue d’un court-métrage étudiant sur Wikileaks.

--

--

Laura Sibony
Laura Sibony

Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

No responses yet