Enfant de l’injustice
L’Enragé, Sorj Chalandon, Grasset, 2023
Le cadavre du sandwich refroidit. À côté, Sorj Chalandon parle, serre des mains, et dédicace L’Enragé. J’observe, aux premières loges. Les lecteurs lui parlent de leur enfance, de leurs souvenirs d’école et de punitions corporelles, se confient et essuient parfois des yeux un peu rouges.
C’est que Sorj Chalandon s’absorbe entièrement dans les dédicaces, et nous emmène avec la même émotion dans ses histoires. Il vit la fiction, et nous la fait vivre, à en oublier la fine séparation entre réel et imaginaire.
Le journaliste se devine : “Il y a eu 56 évadés, et on en a retrouvé 55. Il a existé, ce 56e. Je devais l’écrire. S’il n’avait pas existé, je n’aurais pas pu”
L’histoire est celle de la colonie agricole et maritime de Haute-Boulogne à Belle-Île, dur camp de redressement pour enfants abandonnés ou délinquants. Dehors, l’océan, dedans les garde-chiourmes, les caïds, les coups, et le règlement. La Teigne ne rêve pas d’évasion, mais s’évade en rêve. Et de quoi rêve un gamin qui n’a connu que la violence et l’injustice ? Il se fait sa place à la force de ses poings.
Avec Sorj Chalandon aussi ça cogne dur, net et sans bavure. Des phrases courtes, précises, en uppercut. Son encre, noire et sèche, a un goût métallique. Le camp de redressement est décrit pour ce qu’il est : un bagne d’enfants. Les scènes sont crues, et vont droit au but. Crudité des actes et pudeur des sentiments : l’amour, l’honneur, la tendresse n’existent pas à Haute-Boulogne. L’amitié elle-même se voudrait plus brute qu’elle n’est, et se traduit dans le langage des jeunes prisonniers par la protection et la vengeance.
Par une nuit d’août 1934, cinquante-six enfants se rebellent et s’évadent. Cinquante-cinq seront retrouvés.
Mais celui qui s’échappe n’est pas libre. Il est enfermé à triple tour. Par l’océan, par la colonie, par sa rage. Protégé aussi, dans un monde déchiré par les tensions qui ont suivi la Grande Guerre et qui préparent la suivante. Même Belle-Île n’est pas à l’abri des bombes de Guernica.
L’Enragé aurait pu être un roman de la rédemption. Mais l’auteur aime trop à jouer sur les limites. Il nous montre ces moments où il est juste de frapper, de tuer. Et tout en le montrant, il nous en fait douter. La petite histoire reflète la grande, où les victimes et les bourreaux, les innocents et les coupables ne sont jamais aussi purs qu’on le croit. La Teigne se cache toujours dans Jules Bonneau, “ça ne s’écrit pas pareil”, et elle refuse le mors. Elle n’aime pas le grand jour, elle se sent plus à son aise dans ce roman d’une grande noirceur triste.
“Un poème ? J’étais déçu. Le poème, c’était un truc pour nous endormir. Une berceuse trempée dans du miel. Le poète, pour moi, c’était un riche qui jouait au pauvre. Qui n’avalait pas la fumée des cigarettes. Qui buvait du muscat dans des verres à pied. Le poète ne racontait ni la peine ni le travail.”
L’Enragé est un poème d’un nouveau genre, qui ne raconte ni la peine ni le travail, mais les fait sentir — sans les nommer. Et comme un poème de Prévert, il crisse longtemps dans la mémoire.
“Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant, pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis”
Les braves gens, c’est la violence légitime ; l’enfant, c’est celui qui leur dit merde. C’est bien sûr aussi l’auteur, qui se montre et se cache dans le jeu de la première personne.
Sur la table des dédicaces, le sandwich attend toujours.
L’Enragé, Sorj Chalandon, Grasset 2023. 416 pages.
Prix Eugène Dabit du roman populiste 2024.
Prix Patrimoines 2023.