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1/3 Photo — Petit éloge des cors aux pieds.

5 min readMay 24, 2025

Quelle différence entre un selfie et un portrait ?

Je veux remercier Amélie Guinet pour sa générosité et pour son travail de photographe portraitiste. Et je veux le faire publiquement, parce qu’à l’ère de l’IA, on oublie que l’artiste ne génère pas : il crée. Il faut neuf mois pour faire un bébé, des années de combats, de préparation, de rêves et d’attente pour en adopter un ; que feriez-vous d’un être tombé du ciel sans crier gare, d’un simple clic ? La métaphore est vieille comme l’art : de la même manière qu’on rencontre une personne et qu’on apprend à la découvrir, l’œuvre se révèle — c’est ce qui la distingue du produit, qu’on choisit sur étagère.

La photographe ne peut jamais entièrement disparaître ©Amélie Guinet

Derrière l’objectif, le subjectif

Seulement, à l’heure de la génération automatisée et ultra-accessible, on a tendance à oublier que chaque scène a ses coulisses. Quand on peut produire, d’une simple requête, une vidéo, on en oublie toutes les étapes de captation, dérushage, montage, cadrage, étalonnage, mise en musique et j’en passe, que connaissent tous les vidéastes humains (vous savez, ceux qui alimentent les bases d’entraînement des générateurs de vidéo).

L’IA nous offre tout de suite le sourire de la danseuse, mais nous masque ses cors aux pieds. On ne voit plus le travail, le soin et l’expertise, on voit le résultat. Du reste, je ne critique pas ce résultat, parfois, et même souvent, impressionnant. Je m’inquiète de l’érosion de l’expertise et de sa perception. Quand j’étais petite et que je regardais des spectacles de danse, je disais “je peux faire pareil !”, mais la gravité me rappelait vite au sens des réalités. L’IA supprime cette gravité. Je peux, d’un clic “faire du Ghibli” ou “du Harcourt”.

Alors, quelle différence entre un selfie et un portrait ? Les coulisses, la sueur, les essais et les échecs. La mise en scène, avec tout le talent d’Amélie Guinet. Elle a pris pour nom d’artiste amemuse, qui rassemble dans le même mot l’âme et la Muse, l’inspiration intuitive et la touche unique de vécu inimitable. C’est ce qui sépare l’écriture de la littérature, le sentiment de l’émotion : une intention mal définie et souvent fantasmée, un effort vers l’intemporel et l’universel — l’art, l’âme, la muse, l’inspiration, le souffle... tous ces grands mots abstraits qui entrent mal dans les dictionnaires, parce qu’ils cherchent à approcher ce qui n’est pas mesurable, sans preuve d’existence. En somme, le danger d’IA plus humaines m’inquiète moins que celui d’hommes moins humains.

Deux portraits, l’un de Sally Etting en peinture à l’huile, l’autre de moi-même en photo numérique… Mais si le medium, l’artiste et le modèle changent, l’intention reste !

Pour l’anecdote, nous nous sommes rencontrées, avec Amélie Guinet, autour de cette question : nous travaillions toutes deux à Google Arts & Culture, une équipe de Google qui développe des expériences d’IA analytique (non-générative, donc) pour rendre les huit millions d’œuvres numérisées dans leurs collections plus accessibles et plus utiles. L’expérience la plus célèbre s’appelle ArtSelfie, et utilise l’IA pour mettre en relation un selfie et les portraits numérisés, autrement dit : pour trouver son sosie dans l’Histoire de l’art. Preuve que l’IA n’est pas nécessairement opposée à la valorisation des photographies… si l’on veut bien considérer que les technologies d’IA sont variées et ne sont pas toutes destinées à de la pure génération.

Le travail libre rend libre

Bien sûr, nous nous connaissions avec Amélie, et nous n’avons pas ressenti comme un travail les phases de préparation, de cadrage, de mise en condition du sujet (c’est-à-dire moi-même), d’essais et de discussions. Nous ne l’avons pas ressenti comme un travail mais c’en était un, pourtant, et essentiel.

Déjà, il fallait cerner l’intention. Le conseil s’applique à tous les champs artistiques : le pourquoi précède le comment. On ne le répétera jamais aux jeunes écrivains : on choisit mieux sa maison d’édition en se demandant pourquoi être publié et ce qu’on attend de cette étape que comment, qui met tout de suite en position d’attente. Pourquoi être photographiée ? J’ai toujours travaillé dans des domaines abstraits : éloquence, littérature, intelligence artificielle. Je ne savais pas comment les illustrer. Et si j’aime bien me mettre en scène, endosser des rôles et incarner des personnages, je n’aime pas trop me mettre en avant : il y a une forme de ridicule et d’aliénation à soi-même, à devenir son propre porte-parole.

On ne peut pas maîtriser ce qu’on conçoit mal, et donc ce qu’on ne voit pas. Il est essentiel d’illustrer les grandes abstractions de notre quotidien, de redonner un sens partagé par tous aux mots dont on débat… C’est ce que je m’efforce de faire par des histoires, anecdotes et récits courts, dans Fantasia, et dans L’École de la parole : montrer, plutôt qu’expliquer ou que juger en bloc. Mes éditeurs m’ont donc fait comprendre qu’on attend d’un cordonnier qu’il soit bien chaussé, d’un coiffeur qu’il soit bien coiffé, et d’une vulgarisatrice de concepts qu’elle ose se mettre en scène.

©Benjamin Hincker. Il y a tout un long travail de sélection, retouche, recadrage, sublimation des photos, que l’IA tend à occulter.
©Benjamin Hincker. Pour un résultat final qui parvient à illustrer non seulement la prise de parole, mais encore une pratique personnelle du sujet.

Dessine-moi un écrivain

C’est d’ailleurs comme cela que j’ai appris qu’il y avait des photographes spécialisés en portraits d’écrivains. Leur métier, bien sûr, n’est pas d’appuyer sur un bouton. Ce n’est rien moins que de réussir à révéler le style d’un auteur à travers une mise en scène de sa personne. Les iconographes du Moyen-Âge avaient la tâche plus facile : il leur suffisait de mettre le symbole, gril, palme, agneau…, souvent l’instrument du martyre, à côté du saint qu’ils voulaient représenter. Et ajoutez à cela une contrainte supplémentaire : chaque maison d’édition a sa ligne éditoriale, qui se reflète sur les photographies d’écrivains.

©JF PAGA pour Grasset (attente d’autorisation. En vrai je n’ai pas osé demander, mais allez voir son compte Flickr pour comprendre ce qu’est une ligne éditoriale en photo)

Imaginez : être en charge d’immortaliser un auteur pour une postérité qui ne le connaîtra qu’à travers ses livres et sa photo, transmettre une traduction fidèle de son style et de son esprit par l’image, et rendre chacune de ces photos uniques… Ce n’est plus de l’admiration, c’est une forme de terreur que m’inspire ce métier.

Je remercie d’autant plus Amélie Guinet d’avoir su renouveler le genre… et le mot n’est pas innocent, puisque je vous partagerai son travail et son engagement féministe à travers la photo, dans un prochain article.

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Laura Sibony
Laura Sibony

Written by Laura Sibony

Author of Fantasia | Art & Tech

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